C'est la fête des Mères, mais on va dire que c'est la fête des parents. Ceci est une chronique pour les parents. Une autre chronique sur l'éducation, la troisième cette semaine, la 10 000e depuis que je fais cette job de chroniqueur, mais celle-ci est différente. On ne parlera pas de la réforme, on va parler d'éducation en général, en commençant par un grand bonheur d'apprentissage que j'ai vécu entre 14 et 15 ans, un grand bonheur d'école qui a marqué toute ma vie.

J'étais donc le seul garçon d'une famille d'immigrés italiens formidablement pauvres dans une petite ville pouilleuse du nord-est de la France. Petite ville de filatures, mais aussi d'un grand atelier SNCF - Société nationale des chemins de fer français - dont je venais de rater l'examen d'entrée, au désespoir de ma mère. Il fallait être français pour passer cet examen. Elle m'avait fait naturaliser français exprès, ça lui avait coûté cher, bref, je me suis retrouvé dans un centre d'apprentissage.

École le matin, atelier l'après-midi. Trois ans pour préparer le CAP (certificat d'aptitude professionnelle) en peinture, mécanique, sellerie (on disait aussi bourrellerie, j'aime le mot)... J'avais choisi la mécanique. J'étais nul. Je déprimais devant mon établi, je foutais le bordel, j'étais l'instable petit connard qu'est peut-être votre ado en ce moment au fond de sa classe, envie de rien foutre sauf de fucker le chien. J'attendais juste le moment d'aller rejoindre ma mère et mes deux soeurs dans la filature où elles travaillaient.

À la fin du premier semestre, le centre m'a donné une dernière chance avant de me foutre dehors : veux-tu essayer la typographie?

Quatre-vingt-dix pour cent des gens qui sont en train de lire cette chronique ne savent pas ce qu'est la typographie. Je ne le savais pas non plus.

Je suis tombé dans la typographie comme dans une potion magique. Un immense bonheur instantané. Premier arrivé à l'atelier, dernier parti, je demandais la clé pour venir travailler le samedi. Plus tard, j'ai été typographe à Paris, à Genève, à Marseille, à Montréal. Le métier a disparu quelques années après mon arrivée à Montréal.

Je suis devenu journaliste. J'aime ça, le journalisme. Mais moins que la typographie. J'aime ça, mais j'aimerais tout autant réparer des vélos, être pâtissier, tenir une boutique de vêtements pour dames, être éditeur... Je veux en venir à ceci : arrêtez donc tous de vouloir absolument envoyer vos enfants à l'université, à les vouloir ingénieurs, médecins, pharmaciens, économistes, journalistes, artistes...

Avez-vous songé plombier? Avez-vous songé ébéniste? Avez-vous songé policier?

Vous ai-je raconté la fois qu'un ébéniste était en train d'assembler l'escalier qui mène à mon bureau, auquel j'accédais, jusque-là, par un escalier temporaire? Bref, cet après-midi-là, j'essayais d'écrire une chronique tandis que ce crisse d'ébéniste n'arrêtait pas de siffler. Et siffle. Et siffle. Plaisantant à moitié, un peu excédé tout de même, j'avais passé la tête par la porte de mon bureau pour lui lancer :

Est-ce que je siffle, moi, en travaillant?

Non? Tu siffles pas? T'as peut-être moins de fun que moi, m'avait-il répondu.

Je veux en venir à ceci : quand vous rêvez d'un avenir pour vos enfants, les entendez-vous siffler en travaillant?

Je ne suis pas en train de suggérer que votre fille devrait devenir coiffeuse plutôt de d'aller perdre son temps en littérature comparée. Je suis en train de vous dire au contraire que ce n'est pas très important. Si c'est la littérature, ne lui dites pas une connerie du genre : tu sais, ça ne mène nulle part. Si c'est la coiffure ne lui dites pas : fais donc un bac en comptabilité, ça t'aidera pour ton salon, plus tard.

J'avais dit que je ne parlerais pas de la réforme, je vais en parler pour dire quelle est la première réforme que je privilégierais, la plus urgente : réhabiliter les apprentissages des métiers qui font siffler.

Et en même temps, réhabiliter le vieux concept de culture générale pour tous. Que la culture générale devienne la mission principale de l'école.

Deux choses m'ont déterminé. Le travail. Le plaisir que j'ai eu toute ma vie à travailler. Ce coup de foudre pour la typographie, que j'ai cherché toute ma vie à reproduire. Et le goût, la curiosité, le plaisir d'apprendre, qui m'ont été inoculés à la «petite» école, entre 6 et 13 ans. C'est là que j'ai appris à lire. B, a, ba. B, o, bo. Ça.

Mais aussi, au-delà de la communication, la pensée, la construction, tout ce à quoi sert la langue. On m'a mis sur cette piste-là à 8 ou 9 ans. J'y suis encore.

Je disais une culture générale. Former des citoyens - des coiffeuses, des ébénistes, des programmeurs, des plombiers, des électroniciens, des aides-cuisiniers - qui sachent lire. Par lire, j'entends comprendre des énoncés complexes, abstraits. Former des citoyens curieux. Capables d'organiser leur pensée, de formuler une critique. Former le goût qui mènera à une consommation moins effrénée, surtout à une consommation des loisirs (de la culture) moins désespérément stéréotypée.

Est-ce qu'il faut pour cela des compétences ou des savoirs? Des ponts transversaux? Je n'en sais foutre rien. Tout ce que je sais, c'est que l'école d'aujourd'hui ne dispense plus cette culture générale. Tout ce que je sais, c'est qu'on trouve aujourd'hui dans les universités une majorité d'étudiants qui vont y chercher des connaissances «utiles» à leur réussite sociale, sans rien avoir de cette culture générale. Résultat : des médecins, des économistes, des avocats, des journalistes, des ingénieurs, une élite quasi illettrée, une société sans curiosité qui se gargarise de ses diplômes - la meilleure arme face à la crise, nous répète-t-on. Le pire, c'est que c'est vrai.

Le plus drôle (enfin, drôle...), c'est qu'on trouve nombre de ces étudiants sans culture générale en sciences de l'éducation et qu'ils vont revenir dans le système pour dispenser quoi, à leurs étudiants, croyez-vous? Une culture générale, peut-être?