J'aimais aller dans son bureau, j'aimais la vue de Montréal de son bureau, surtout l'hiver. Radio-Canada. La tour Molson et son horloge, le pont Jacques-Quartier. Qu'est-ce tu lui veux, me disait Odette, sa drôle de secrétaire, il est avec quelqu'un.C'est même pas vrai...

Je passais tout droit. Je peux vous déranger deux secondes? Il était toujours d'une telle courtoisie qu'il était impossible de savoir si on le dérangeait. Je crois que oui, je le dérangeais, mais pas trop. Il avait une réelle fascination pour ses «contraires», je n'étais pas tant que cela son contraire, juste assez, quand même, pour l'amuser.

Ça va comme tu veux?

Il s'impatientait parfois, il prenait alors un ton peiné et vous appelait «mon vieux». Je me souviens d'une fois, pour une chronique ratée sur un politicien de seconde zone. Je soupçonne qu'il s'était fait lui-même engueuler pour avoir laissé passer ça, je ne crois pas qu'il me lisait. La chronique, la mienne du moins, n'était pas un genre qui le nourrissait. Il avait relevé, une fois: les sondages nous disent que tu es très lu, mon vieux, il en était heureux pour moi en même temps qu'un peu interloqué. Si ces sondages ne le lui avaient pas dit, il ne s'en serait peut-être pas douté.

Nous n'étions pas intimes même si, un été, j'avais poussé mon vélo jusqu'à la maison qu'il louait sur la côte du Maine, son fils aîné m'avait laissé sa chambre pour une nuit ou deux. Je ne l'avais pas trouvé si différent de ce qu'il était au bureau, étonné qu'il ait avec ses enfants ce petit air amusé qu'il avait avec la plupart d'entre nous.

Les premiers ministres l'appelaient tôt le matin pour avoir son avis sur ceci, cela. Je trouvais drôle d'entrer dans son bureau à ce moment-là, d'aller à sa fenêtre: vous avez une belle vue... Il a quitté le journal douloureusement, on s'est revus deux ou trois fois par la suite, il m'avait invité entre autres à parler à ses étudiants à l'Université Laval.

Il a été le premier boss qui ne me fût pas indifférent. Le premier à qui je donnais du monsieur, naturellement. Comme j'aurais dit monsieur Ryan, monsieur Pelletier (Gérard), madame Bissonnette.Non, il n'est pas mort. Je suis allé le voir l'autre après-midi dans ce centre de soins de longue durée où il écoule des jours indifférents. Une grande chambre pour deux qu'il occupe seul provisoirement. Je suis allé à sa fenêtre comme je le faisais en entrant dans son bureau, sa fenêtre donne sur la Métropolitaine, il serait plus exact de dire que la Métropolitaine passe dans sa chambre, à la hauteur de cette bifurcation, Laval et Saint-Jérôme par là, la 40 et Québec par là.

Je me suis assis dans l'unique fauteuil près du lit, sa femme a tourné sa chaise roulante vers moi, c'est M. Foglia qui vient te voir.

Il a dit: peut-être, oui. J'ai souri parce que c'est ce qu'il disait avant quand j'allais lui proposer une idée de reportage: peut-être, oui. Il fallait traduire par: fais donc ce que tu veux. L'effarant, c'est qu'il n'a presque pas changé, il s'est seulement absenté de son enveloppe, comme «naturalisé» par quelque monstrueux taxidermiste qui l'aurait laissé exactement comme avant mais aurait volé son âme.

J'ai dit quelques mots-clés pour l'allumer, avancé quelques noms, lui ai rappelé la fois qu'il m'avait engueulé pour ce politicien de seconde zone, Picotte, cela me revient. Il ne me suivait pas, il a dit:

Bon, nous pourrions peut-être y aller, maintenant?

Où souhaitez-vous que nous allions?

Je ne sais pas.

Une aide soignante est apparue, une joviale Gaspésienne qui a amicalement passé le bras autour de ses épaules: comment allez-vous aujourd'hui?

Elle est restée un moment, nous a parlé de son mari qui s'ennuyait tant de ne pas pêcher la morue. En d'autres temps, il lui aurait répondu avec cette douceur qu'il affectait quand il s'apprêtait à se moquer, et il se moquait souvent: pêcher la morue à Laval est assez problématique, en effet.

Cette maladie-là que je ne veux pas nommer me terrifie plus que toutes les autres réunies.

Quand on en parle, il s'en trouve toujours un pour dire: qu'est-ce que tu en as à foutre, tu ne le saurais pas si tu avais cette maladie-là.

C'est justement ce qui me terrifie: ne pas savoir.

Je viens de lire dans un livre une scène d'épouvante, un terroriste à qui des soldats ont fait des souliers de ciment est jeté à la mer du haut d'un hélicoptère. Dès qu'on lui met les pieds dans le ciment frais, il comprend ce qui va arriver et hurle et hurle. Il hurle parce qu'il sait.

Plutôt que cette maladie, je veux être ce terroriste-là, terrorisé, je veux hurler jusqu'à la fin.

Comme la jeune femme à qui on annonce à 30 ans qu'elle a la sclérose en plaques, ou la maladie de Parkinson. Elle sait. Elle sait qu'un jour elle sera confinée à sa chaise roulante. Puis qu'elle aura de la difficulté à se servir de ses mains. Qu'elle parlera difficilement. Qu'il faudra la faire manger... mais qu'elle sera lucide jusqu'à la fin.

À cette maladie que je ne veux pas nommer, je préfère la lucidité désespérée. Pouvoir parler à ma maladie jusqu'à la fin. L'insulter. En rire. Témoigner une dernière fois, ici Pierre Foglia, je suis au coeur de la nuit, over.

Il y a deux ou trois semaines, sur le chemin de Mystic, deux cyclistes passent devant L'Oeuf, l'un dit à l'autre, est-ce qu'on s'arrête pour une petite gâterie? Je ne me sens pas trop bien, répond celui à qui l'invitation s'adressait. Quelques kilomètres plus loin, il met pied à terre et meurt. Sa veuve m'a écrit un courriel éploré auquel j'ai répondu: quelle belle mort, madame.

Je vous réécris, madame, pour ajouter ceci: quelle mort magnifique.