Je vous racontais l'autre jour que je me tiens la plupart du temps à la périphérie des choses. Il ne s'agit nullement d'une posture, mais de ma nature. Je n'y peux rien. Tiens, par exemple, le brouhaha qui a précédé les élections municipales. Je n'arrivais pas à m'indigner. Je me disais : mais enfin, qu'est-ce qu'ils ont tous à s'énerver ?

Bon, oui, Accurso, ce n'était pas une bonne idée d'aller sur son bateau. Mais n'est-ce pas toujours ainsi que se traitent les affaires entre grands de ce monde? Les grands reçoivent les grands. Jouent au golf. S'invitent sur leurs terres, dans leur domaine. Mettons le métro de Berlin. Quand les Allemands ont décidé d'en donner le contrat à Bombardier, pouvez-vous imaginer qu'un ou deux ministres allemands sont venus chasser le caribou ou même l'ours blanc chez nous? Est-ce plus grave de se faire mener en bateau qu'en métro ?

Ai-je trop regardé Les Soprano? Dans une économie libérale, les bons contacts, les petits cadeaux, les petits arrangements, les petites magouilles ne régularisent-ils pas le marché en l'huilant ? Anyway. Jusqu'à vendredi, je n'étais pas indigné du tout.

Qu'est-ce qui a changé, vendredi? Un article de ma collègue Ariane Lacoursière en page 8 de mon journal. Je n'arrête pas d'y penser depuis vendredi. Je demande à tous les gens que je connais s'ils l'ont lu, la plupart me disent oui. Pis?

Pis c't'effrayant, me disent-ils. Sauf qu'ils n'ont pas l'air effrayés du tout. Ni indignés. S'en contre-crissent, si vous voulez mon avis. Eux, c'est Accurso. Moi, c'est cette femme souffrant d'alzheimer qu'on a fait voter par anticipation. C'est le titre du papier d'Ariane : « Une femme souffrant d'alzheimer vote par anticipation ».

Une femme de 94 ans qui, au dire même de ses proches, ne reconnaît plus ses enfants.

Une femme incapable de s'identifier.

Une femme presque toujours couchée, qui ne sait pas quel jour on est.

Une femme qui n'avait aucune idée de ce dont il retournait quand on l'a fait voter. «Ma mère ne sait plus ce que c'est, des élections», dit sa fille.

Une femme qui n'a pas la force de tenir un crayon. Ma question : qui l'a tenu pour elle ?

La loi électorale permet à tout électeur d'une résidence de vieux incapable de se déplacer de voter sur place. Il doit évidemment en faire la demande. La résidence elle-même peut aussi demander qu'un bureau de vote itinérant soit installé dans ses murs.

Dans le cas dont on parle ici, ni la dame, ni la résidence (cela se passe à Saint-Lambert) n'ont formulé de telles demandes. Des gens des élections ont débarqué à la résidence, comme des flics le feraient pour une perquisition. Ils ont présenté une liste de noms à la directrice, qui n'a pu que confirmer leur présence dans son établissement. Elle est habituée, la directrice ; la même aberration se produit aux élections provinciales et fédérales. Chaque fois, elle proteste pour la forme : Vous allez les faire voter même s'ils sont gravement atteints d'alzheimer ?

Ce n'est pas à vous de juger qui est apte à voter ou non, lui répond-on. Autrement dit : toi, ta job, c'est de les torcher. Nous, notre job, c'est la démocratie.

Le scrutateur et la secrétaire d'élections se sont donc rendus dans la chambre de la dame de 94 ans, qui ne reconnaît plus ses enfants, qui ne sait pas quel jour on est, qui ne sait plus qu'elle s'appelle Annette, et ils l'ont fait voter.

Question : qui a mis le crayon dans sa main et tenu sa main pour faire une croix ? Devant quel candidat, au fait ? Et pourquoi celui-là ?

Commentaire du directeur général des élections du Québec, à qui ma consoeur a rapporté la chose : «Le droit de vote est très précieux. On le donne avant de l'enlever.» Autrement dit : votre job, vous, la journaliste, c'est Accurso. Moi, c'est la démocratie.

Comme si de faire voter des gens qui ne font plus la différence entre leur genou et leur nez rendait plus précieux, plus noble, plus signifiant le droit de vote.

Cet incident illustre précisément que le droit de vote n'est justement pas tenu pour un droit précieux mais plutôt envisagé comme un absolu frénétique. Me semble qu'un droit, n'importe lequel, suppose au minimum chez celui qui s'apprête à l'exercer la conscience, la connaissance immédiate de ce qu'il est en train de faire. Me semble que la ligne est facile à tirer.

Près de 60 % des Montréalais ne sont pas allés voter dimanche. Bon nombre de ceux-là, pourtant pas alzheimer, eussent été incapables de nommer un seul candidat à la mairie. Bon nombre d'autres n'avaient aucune opinion. La mauvaise nouvelle pour la démocratie, c'est que tant de gens ne soient pas en mesure de faire un choix. Mais ce n'est pas une si mauvaise nouvelle que ça que, n'étant pas en mesure de faire un choix, ils ne soient pas allés le faire !

Faudrait pas confondre la démocratie avec la vaccination contre le H1N1. Ce n'est pas une question de santé publique - je l'ai déjà dit, je le répète, la démocratie n'attrape pas la grippe quand les gens ne vont pas voter.

D'ailleurs, la démocratie n'est pas juste une question de nombre. Prenez cette élection à la mairie de Montréal. Du seul point de vue du nombre, la très grande majorité des Montréalais qui sont allés voter ont voté contre le maire Tremblay - qui n'a été élu, tout bien calculé, que par 13 % des Montréalais. N'empêche que la division du vote lui a valu non seulement d'être élu, mais, en plus, de conserver une confortable majorité.

La démocratie, des fois, surtout dans les 48 heures qui suivent une élection pourrie, c'est juste d'la marde.