Je dis un honnête homme. Enfin, je le dis plus loin. Mais d'abord l'imprécateur qui détestait tout de La «grosse» Presse, sauf moi peut-être. Il disait à répétition des horreurs sur quelques-uns de mes confrères pour lesquels j'ai de l'affection, et sur d'autres que je respecte. Je pense à Alain Dubuc. Je m'entends dire encore récemment à Falardeau: mais non Pierre, c'est pas une pute, Dubuc; c'est un surdoué qui donne parfois envie de fesser dedans comme souvent les surdoués, mais c'est pas une pute.

C't'un plein de marde! me renvoyait-il.

S'ensuivait une discussion forcément lapidaire sur le thème: peut-on être plein de marde et hyperintelligent? Il en avait convenu après qu'on se fût rappelé quelques-uns de ceux-là qu'on avait connus lui et moi, maoïstes tendance Hoxha - peut-on être plus plein de marde que ça? - et pourtant brillants eux aussi, et même parfois savants.

C'est comme ton amie Françoise (David) et sa gang de téteux, pas capables de se brancher clairement sur la question nationale, m'avait-il alors balancé.

Non, il n'était pas de tout repos, Falardeau. Des grenades plein les poches qu'il dégoupillait à tout propos et qui blessaient des gens que j'aimais. Même, une fois, il en a dégoupillé une pour tuer un mort. Non, ce n'était pas toujours facile d'être de son bord.

Combien de fois ai-je entendu en arrivant au bureau: fait chier, ton chum Falardeau.

Il me fallait d'abord rectifier: ce n'est pas mon chum. On ne se fréquentait pas. Il m'appelait parfois. La dernière fois, l'automne dernier. Il avait entendu dire que j'avais entendu dire qu'il était bien malade. J'en vois qui frétillent déjà à l'idée que je vais bientôt crever, avait-il déconné; dis-leur que je suis pas pressé. Il venait de passer un été épouvantable. Je l'avais réinvité, en vain, à venir faire un tour à la maison. J'ose pas, m'avait-il répondu. Il avait des mots comme ça qu'on n'attendait tellement pas de lui: j'ose pas. Mais bref, ce n'était pas un chum. D'ailleurs, je n'ai presque pas vu ses films, ni lu grand-chose de ce qu'il a écrit.

Ça m'a fait rire, cette semaine, tous ces gens qui disaient quel grand cinéaste il était. Et quel grand polémiste. Et quel grand patriote. C'est sûrement très vrai. Mais ce qui m'a amusé, c'est cette façon de prélever sur le cadavre le meilleur morceau pour mieux suggérer que le reste bof, le reste ne valait peut-être pas grand-chose. Petit poison diffus dans la tisane des éloges.

Et c'est tellement tout le contraire. Si Falardeau est grand, ce n'est pas par le cinéma, pas par la polémique, pas par l'écriture. C'est par la subversion. Il est grand de son refus des contraintes, de son refus de flagorner le pouvoir en particulier.

Dans Falardeau, c'est l'homme qui est grand.

L'honnête homme.

Pas honnête-scrupuleux-vertueux. Pas honnête et con comme un oeuf qui n'a jamais volé un boeuf. Pas honnête non plus comme peut l'être une politologue prof d'histoire (1), je veux dire pas honnête intellectuellement, de cette honnêteté purement cérébrale que n'irrigue jamais le sang du coeur.

Je dis un honnête homme. J'allais ajouter qu'ils sont rares, mais pas tant que cela. J'en connais d'autres, vous aussi vous en connaissez, des silencieux qui traversent la vie doucement «et aussi intimement que la couleur du ciel» (2).

Ils sont rares sur les tribunes. Ils sont rares dans les journaux. Ils sont rares debout devant un micro. Ils sont rares à prendre la parole. Ou alors ils la prennent le temps d'un livre pour dire ah! lala! comme les éléphants sont gros, et 20 ans plus tard sont devenus les plus gros de tous les éléphants qu'on n'avait encore jamais vus sur une tribune (3).

Je dis un honnête homme. Pas un éléphant. Un loup. Efflanqué et qui hurle, comme dirait Desjardins, chaque fois, et c'était souvent, que «les downs de ses highs lui défonçaient l'intérieur». Un honnête homme, ajouterait le même, un honnête homme que personne n'a jamais enculé, comprenez n'a jamais enfermé dans aucune chambre de commerce, à qui jamais personne n'a passé les menottes, 62 ans de liberté, de révolte. Une putain de bonne cote.

Un honnête homme avec des fureurs imprécatoires. Jamais à la mode. Jamais dans le consensus. Toujours dans cette quête du pays qui en énervait tant. Avec cette extraordinaire capacité - qui n'est pas politique mais poétique - de transmuter sa libre parole en émotion pure.

Un honnête homme. Un poète. Je vous le redis, la poésie est une clameur.********

J'arrive de l'église Saint-Pierre-Apôtre où le public était invité à se recueillir hier après-midi. Le défilé des gens. Certains s'agenouillaient brièvement devant le cercueil fermé. J'ai touché au bois en retroussant le tissu du drapeau du Québec. J'ai salué ses enfants, embrassé Manon, sa compagne.

Un grand soleil presque d'hiver éclairait le boulevard René-Lévesque. J'ai marché jusqu'à La (grosse) Presse.

(1) Nommément Esther Delisle, politologue et prof d'histoire qui jubilait cette semaine dans nos pages, ce qui n'excuse pas Falardeau d'avoir dérapé à la mort de Claude Ryan, mais ceci explique peut-être cela.

(2) Walter Benjamin, écrivain juif allemand, que j'ai relu cet été dans Une enfance berlinoise.

(3) Du temps qu'il était maigre, Richard Martineau disait dans La chasse aux éléphants combien les baby-boomers étaient gras.