Je ne sais pas si Berlin a déjà une devise, mais je lui en ai trouvé une. Elle est inscrite dans le choeur de l'église évangélique de Sion, dans Prenzlauer Berg: Ich habe keine angst. Je n'ai pas peur (1).

Mais comme Berlin a eu longtemps à se justifier et à s'excuser auprès de ceux qui le jugeaient, ce serait bien d'ajouter: et je vous emmerde. Je n'ai pas peur et je vous emmerde.

 

C'est cet air de liberté un peu trash et apaisée en même temps qu'on respire à Berlin. C'est pour ça que, si j'avais 20 ans, j'irais m'installer à Berlin. C'est pour ça que si j'étais peintre, sculpteur, poète, infographiste, auteur de théâtre, ou jeune journaliste, ou ingénieur, n'importe quoi sauf vendeur d'assurance vie, j'irais vivre à Berlin. Tout le monde veut être à Berlin. Justement pour cette liberté un peu trash et apaisée en même temps.

J'aime Montréal sans condition; pourtant, à Berlin, je n'ai pas arrêté de penser à tout ce qui me fatigue à Montréal: sa désespérante asepsie, sa petite morale coincée, la dictature de l'art populaire, le débat dans le débat, dans le débat, dans le débat, fuck. À Berlin, je suis entré 10 fois dans les bureaux de tabac pour l'odeur doucereuse des tabacs à pipe en me disant qu'à Montréal, on ferait fermer ces bureaux. À Berlin, j'ai compté des millions de cyclistes, dont seulement deux portaient un casque. À Berlin, tu peux prendre le métro avec ton vélo, avec ton chien, avec ton vélo et avec ton chien et avec ta bière. À Berlin, un samedi après-midi, en plein centre-ville, dans le jardin de Claire planté de pommiers, de pruniers et d'un abricotier, j'ai fait la sieste sur une chaise longue adossée au cabanon, où séchaient, sur de vieux journaux, les patates qu'elle venait de récolter.

Berlin, qui est neuf fois plus étendu que Paris (pour 3,4 millions d'habitants), est pour un tiers recouvert de forêts et de lacs. Dans Berlin, il y avait trop de lapins de garenne en liberté, on a introduit des renards pour les bouffer. Maintenant, il y a trop de renards. Il y a aussi des sangliers en liberté, j'en ai vu deux qui attendaient le feu vert pour traverser Karl-Marx Allee. Ben non, c'est pas vrai, mais paraît que c'est vrai qu'il y a des sangliers.

Le mur a-t-il fait Berlin? Le Berlin de maintenant? Évidemment que le mur est pour quelque chose dans cette liberté apaisée et un peu trash qu'on y respire.

Îlot isolé pendant près de 30 ans, Berlin-Ouest a été longtemps la tête de pont de l'Occident, sa vitrine en «territoire ennemi». Cela habitue à respirer autrement. Cela donne d'autres réflexes. Un exemple presque a contrario? Le mur tombé, et avec lui le communisme, on se serait attendu à ce que Berlin devienne capitale du capitalisme. Pas vraiment. Berlin a le coeur à gauche. Berlin vote à gauche. La mairie de Berlin est presque rouge.

C'est aussi à cause du mur (ou grâce au mur) que Berlin est devenue la capitale la plus jeune du monde. Durant les années du mur, les Berlinois de l'Ouest étaient exemptés de service militaire. C'est ainsi que des milliers de jeunes Allemands de la république fédérale ont convergé vers Berlin plutôt que d'aller perdre leur temps à l'armée.

Quand le mur est tombé, les jeunes de l'Est se sont ajoutés, ajoutant aussi plus de chômeurs, plus de squatteurs, plus de pauvreté. Vingt ans plus tard, Berlin est toujours une ville jeune et pauvre. Et riche de sa jeunesse et de sa pauvreté. Les jeunes créateurs y convergent - cela n'a pas grand-chose à voir avec l'art moderne, plutôt avec le coût de la vie. Berlin n'est pas cher.

Le mur, en tombant, a aussi ajouté la laideur à la laideur. Berlin est incroyablement laid en quelques points de rencontre des deux idéologies. Architecture moscovite " frénésie marchande = Alexanderplatz, une bêtise de place qui n'a pas de ciel. On pourrait être à Beyrouth, à Buffalo, à Calgary.

Le mur coupait en deux l'autre lieu mythique de Berlin, la Potsdamer Platz, qu'on a vue si émouvante dans Les ailes du désir, de Wim Wenders, encombrée d'éboulis, de ferrailles noircies. Sa reconversion est plus réussie. On y marie, j'ai envie de dire «naturellement», la grande culture qui était déjà là - la Bibliothèque nationale, la salle de concert La Philharmonie - et le grand business arrogant, Mercedes et le fameux Sony Center, même si je cherche encore ce qu'il peut bien avoir de fameux...

Berlin est incroyablement beau quand on quitte ses grandes avenues, y compris l'Unter den Linden, l'avenue des Tilleuls, qui a trop de palais à montrer et pas assez de tilleuls. Berlin est beau dans Prenzlauer Berg (notre Plateau-Mont-Royal), dans Kreuzberg (qui semble fait d'une enfilade de carrés Saint-Louis), dans Friedrichshain, dans Wilmersdorf, dans Shöneberg, sans oublier les cimetières. Berlin est plein de cimetières tous luxuriants de verdure, sauf celui-là, dans Friedrichshain, où je suis allé dire bonjour à Bertolt Brecht.

Berlin est incroyablement à pédales. Il y a plus de vélos à Berlin qu'à Pékin, mille fois plus qu'à Montréal. Berlin est incroyablement à poussettes, ces gens-là font des bébés comme des fous, qu'ils vont promener le samedi matin au marché de la jolie place Kollwitz. On les voit prendre un cappuccino aux terrasses des cafés alentour. Le bébé fait dodo dans la poussette entre une botte de poireaux, bios bien sûr, et un panier de chanterelles. Berlin est fou des chanterelles (elles viennent de la Pologne voisine). Ils en mettent partout, dans les pâtes, dans les sauces, peut-être bien même dans le cappuccino.

Reste que je trouve Berlin spectaculairement masochiste dans la multiplication de ses lieux de mémoire - une mémoire qui, me semble-t-il, appartient à toute l'humanité. Je veux dire que nous sommes tous parfaitement nazis, tous également délateurs pour une Stasi ou une autre. Ce n'est pas un avis partagé par les Berlinois, même si quelques-uns m'ont concédé: t'as peut-être raison, mais nous, comme Allemands, nous n'avons pas le droit de dire cela.

Des musées du mur, des mémoriaux du mur, un musée de l'Allemagne de l'Est, des musées de la Stasi, la prison de la Stasi, le quartier général de la Stasi, un truc sur les nazis qui s'appelle «Topographie de la terreur». Comme je demandais mon chemin pour le bunker où s'est suicidé Hitler, cette réponse surréaliste qui résume assez bien cette ville incroyable: prenez à gauche après les Galeries Lafayette (2), le bunker est derrière le mémorial de l'Holocauste.

(1) Le pasteur de cette église a été pendu par les nazis. Suivirent les 30 années du mur durant lesquelles l'église de Sion servit souvent de refuge aux dissidents recherchés par la Stasi.

(2) Les mêmes qu'à Paris, fréquentées par le Tout-Berlin.

Peter

Peter a grandi à l'Est dans un village de 300 habitants, Jürgenstorf, à 200 km au nord de Berlin, pas très loin de la mer Baltique. Fermes laitières, blé, maïs. Le père enseignait la biologie au collège agricole, la mère était secrétaire à la coopérative. Un frère.

Enfance heureuse: On ne manquait de rien. On allait en vacances en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Pologne. On avait une voiture, une Trabant, qu'on avait attendue quatre ou cinq ans.

La police? On n'a jamais été inquiétés.

L'Ouest? On en avait des nouvelles par une tante qui nous apportait des sucreries et repartait avec plus qu'elle n'apportait, des achats qu'elle faisait au magasin d'État, où tout était pas mal moins cher qu'à l'Ouest.

Un peu avant 18 ans, j'ai envisagé de sauter le mur, surtout pour éviter le service militaire. Le problème, c'était mes parents. Ils auraient été inquiétés, ils auraient perdu leur travail, leur vie serait devenue un enfer.

Quand le mur est tombé, j'étais électricien dans un petit atelier d'État. Je menais la vie des jeunes de l'Est - la bière avec les copains après le travail, la musique qu'on se passait sous le manteau et quelques livres interdits.»

L'année d'après la chute du mur, Peter entre à l'université. Voyage. L'Europe, la Chine, l'Amérique du Sud. Aujourd'hui ingénieur électronicien chez Hager, Peter habite le Plateau de Berlin (Prenzlauerberg), un superbe appartement qu'il partage avec un ingénieur québécois de chez Bombardier

Il retourne souvent dans son village, où vivent encore ses parents, où son frère vend des camions Suzuki, où il a lui-même acheté un immeuble à logements qu'il rénove à temps perdu.

Le village a changé?

Il est plus beau. Plus de couleurs. Plus de fleurs.

Qu'est-il advenu des anciens maîtres? Ceux qui décidaient du tout, les informateurs de la police, les privilégiés du système?

Ils se font discrets. Il n'y a pas eu de purge. C'est un des point les plus positifs de cette révolution, qui n'a pas versé de sang.

Avez-vous déjà cru en l'idéologie communiste?

Non.

Adhérez-vous au capitalisme?

Pas plus. Le communisme va contre la volonté des gens, le capitalisme fabrique la volonté des gens, crée de besoins artificiels.

Peter ne votera pas Merkel. Il vote social-démocrate. Sur le passé, il dit qu'il faut faire bien attention à ne pas le restituer en noir et blanc: les nuances sont importantes.

Ostalgique?

Pas une seconde. La chute du mur est un événement immensément heureux, un bienfait, une libération. Sans liberté, sans libre circulation des personnes et des idées, la justice sociale ne veut rien dire.