À la douane du Pinacle, le douanier américain était un Noir, un des 17 qui vivent au Vermont. J'exagère, bien sûr. Ils doivent être au moins 40. Pour des statistiques plus officielles, allez voir sur le Net, mais je vous avertis qu'elles sont fausses. On va vous dire, par exemple, que le Vermont est tout petit ; or, le Vermont est bien plus grand que le Texas. Au Texas, les distances sont incroyables entre deux points, c'est vrai, mais au Vermont, y a même pas de point. Y a rien. Pas de Noirs, pas de Blancs non plus.

Samedi après-midi, j'ai roulé 200 milles sans rencontrer personne. Du côté de St-Johnsbury, par exemple, j'ai coupé par des chemin de terre pour aller chercher l'autoroute 91. Les chemins de terre étaient déserts - on ne s'en étonnera pas - mais la 91 aussi, dans les deux sens, pas une auto sur des kilomètres. C'est pour cela que le Vermont est le plus beau pays du monde : parce qu'on y est seul au monde.Le Noir de la douane ne m'a rien demandé ou presque. En échange, je ne lui ai pas demandé s'il allait voter pour Obama. Je ne me suis pas arrêté non plus aux premières fermes avant Richford tenues par des francophones, des Rainville, des McLellan-Meilleur, des Joyce-Coutu. Ils me voient débarquer dans leur cour à chaque élection américaine. Ils doivent être tannés, mais moi aussi. D'ailleurs, je le sais, ils votent républicain. Ce n'est pas pour mal faire, c'est pour faire comme leurs voisins ; c'est bien assez de s'appeler Louise Coutu sans aller, en plus, voter démocrate comme un «flatlander».

Je ne me suis arrêté nulle part avant Woodstock, si vous voulez savoir. Woodstock est une jolie petite ville au début du sud du Vermont, beaucoup trop jolie, en fait, et même totalement imbuvable l'été mais, à ce moment-ci de l'année, attendrissante comme le sont la plupart des sites touristiques en novembre, laissés aux seuls «locals» qui tètent leur café au Coffee and Tea House.

Trois crèmes brûlées s'étiolaient dans la vitrine de la pâtisserie Alléchante (ça ne s'invente pas !). Elles auraient été perdues si je ne les avais pas achetées pour aller les manger - toutes les trois, oui madame - au Benthley's pub en regardant, d'un oeil, les Pacers planter les Celtics et, de l'autre oeil, en finissant de lire La Presse, cette section Forum que je lis toujours en dernier, quand je la lis.

Trois articles sur Obama. Deux signés par des confrères avec lesquels je ne partage rien, et le troisième signé Gregory Charles. J'ai applaudi aux trois articles, surtout à celui de Gregory, pourtant des trois signataires celui qui me hérisse le plus parce que lui, en plus, il chante.

C'est quand même troublant, cette communion de gens qui s'hayissent habituellement, non ? Je veux dire, cet Obama, c'est un fakir ou quoi ?

Je veux dire : on applaudit tous ensemble parce qu'il marche sur les eaux, mais dès mercredi on va bien voir que c'était rien qu'un truc, ou bedon...

OU BEDON c'est vrai : il nous rend déjà moins cons les uns et les autres (mais surtout les autres). Ne me répondez pas.

J'ai demandé au garçon s'il pouvait mettre la télé au match des Bruins. Non, il ne pouvait pas. Bon, ben d'abord apporte-moi à lire et un autre porto pour faire glisser ma crème brûlée.

Il m'a apporté le Burlington Free Press, qui a aussi une section Forum. Dans leurs lettres, les Vermontois paraissent plus préoccupés par les enjeux locaux de l'élection de demain, sauf un, qui prévenait qu'«Obama would put Vermont under attack» avec sa politique du contrôle des armes. On ne pourra plus se défendre, déplorait-il. «Old Vermont is gone», notre culture est maintenant dominée par les «collectivistes».

I drink to that. Au fait, ce n'est pas vrai : Old Vermont est toujours là, dans les vallons, avec ses pancartes McCain plantées dans les parterres des maisons de ferme. Surtout au nord. Plus on descend, plus il y a du Obama. Même que tout à fait au sud, à Brattelboro, par exemple, lors d'une assemblée municipale, en mars dernier, il a été demandé à la police d'arrêter le président Bush si jamais il mettait les pieds au Vermont, le seul État où il n'est pas allé une seule fois en huit ans (1).

Le Vermont va voter Obama, c'est sûr, mais pas comme on le croit parce qu'il a la fibre démocrate, que ses «farmers» largement minoritaires sont noyés dans une majorité gauchiste, universitaire, communautaire et quoi encore. Le Vermont a voté Nixon, a voté deux fois Reagan et a voté Bush père (jamais le fils). Son gouverneur républicain devrait être réélu, ses deux sénateurs sont démocrates, même que l'un, Bernie Sanders, s'autoproclame socialiste. Il y a aussi Howard Dean. Vous vous rappelez sûrement ce curieux moineau qui avait lutté contre Kerry en 2004 pour l'investiture démocrate ? Il est toujours dans le décor.

Allons bon, j'avais promis à mes patrons de ne pas parler élection pour ne pas leur faire honte. Que, s'ils le voulaient bien, j'irais trois ou quatre jours au Vermont pour rien, pour, disait Gracq, retourner une autre fois au carrefour de la poésie, de la géographie et de l'histoire parce qu'au fond il n'y a pas d'autre sujet qui importe (Julien Gracq est mort il y a un an, un immense écrivain). Bref, le Vermont est pour moi ce carrefour de la poésie et de la géographie. De l'histoire aussi, mais pas comme Gracq, qui faisait référence à ces paysages européens, les sombres Ardennes par exemple, que l'Histoire a singularisés en en faisant le théâtre d'événements tragiques.

Mon histoire avec le Vermont est seulement une histoire très intime, une histoire de paysage, oui, mais aussi de mémoire, d'écrit, de silence - de tout, quoi.

Tiens, samedi. Au lieu-dit Belvedere Corners, il y a ce lac magnifique, tout seul, sans rien autour, pas une maison, le lac Long, beau comme le lac de Garde devait être il y a 500 000 ans avant que les Italiens y construisent des villas d'Italiens de Saint-Léonard. Le lac Long, donc, et plus loin, en descendant vers Eden, il y a des prairies et, dans l'une d'elles, des vaches noires. Vous en avez déjà vu ? Pas noires et blanches. Ébène. Noires-noires. Des veuves si noires qu'elles mettent la prairie en deuil. Je me suis arrêté comme, dans un musée, on s'arrête soudain devant une toile parce qu'on vient d'y voir quelque chose que le peinte ne montre pas. La mort, par exemple.

Je dis ça mais je ne vais jamais dans les musées. Je vais au Vermont.

(1) Source : Les Américains, supplément hors série du journal Le Monde, juillet-août 2008.