Qui a eu l'audace d'accorder un contrat de cinq saisons à Russell Martin, un gagnant dont l'arrivée a insufflé une extraordinaire dose d'énergie aux Blue Jays de Toronto?

Qui a obtenu Josh Donaldson des Athletics d'Oakland, une transaction montrant un flair inouï?

Et qui, dans un autre échange à sens unique, a acquis l'arrêt-court Troy Tulowitzki et ainsi consolidé un avant-champ suspect?

La réponse à ces trois questions? Alex Anthopoulos! Pas mal pour un Montréalais ayant amorcé sa carrière comme stagiaire bénévole chez les Expos, à une époque où il n'avait aucun contact dans le baseball majeur.

Ce soir, lorsque les Blue Jays et les Indians de Cleveland s'affronteront dans le premier match de la finale de la Ligue américaine, Anthopoulos suivra sans doute à la télé le club qu'il a relancé après des années de petite misère. Mais qui, à Toronto, pensera à lui au moment du premier lancer ?

On oublie si vite dans le sport professionnel. Pourtant, l'automne dernier, les fans des Blue Jays, comme la plupart des analystes torontois, ont réagi avec colère au départ d'Anthopoulos. Officiellement, il a démissionné. Mais la réalité est plus nuancée.

Quelques jours plus tôt, les Blue Jays avaient embauché un nouveau président, Mark Shapiro, pour succéder à Paul Beeston, parti à la retraite. Âgé de 70 ans, celui-ci n'était pas un «homme de baseball», mais plutôt un gestionnaire aguerri laissant Anthopoulos mener sa barque. Beeston se campait dans un rôle de mentor, aidant son DG à analyser un problème sous toutes ses facettes.

Photo Frank Gunn, archives La Presse canadienne

Mark Shapiro

L'arrivée du nouveau patron a tout chambardé. Fils de Ron Shapiro, jadis un des agents les plus influents du sport professionnel, Mark Shapiro a toujours eu des antennes dans le milieu. Au fil du temps, il est devenu DG, et ensuite président, des Indians. L'offre de Rogers Media, propriétaire des Blue Jays, l'a convaincu de quitter Cleveland et de s'établir à Toronto.

Shapiro venait de débarquer en ville lorsque Anthopoulos a démissionné. Malgré son titre de DG par excellence de la saison, il venait de perdre sa liberté d'action. Du coup, le nouveau président est devenu aussi populaire qu'un joueur frappant dans un double-jeu lors d'un match décisif. Pas de lune de miel pour lui.

Le sport professionnel étant le sport professionnel (dis-moi qui tu connais, je te dirai où tu travailleras), Shapiro a vite recruté trois de ses anciens collègues de Cleveland pour occuper des postes clés, dont celui de directeur général. Des petits malins ont alors surnommé les Blue Jays «Cleveland Nord».

Tout cela n'a pas empêché Shapiro de se dire très «sensible» au rôle des Blue Jays en tant qu'unique concession des ligues majeures au Canada. «Je prends ça sérieusement», a-t-il expliqué au Globe and Mail en avril dernier, même si trois Américains ont pris la place de trois Canadiens aux plus hauts échelons de l'organisation.

Non, Shapiro n'est pas un type gêné.

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La nouvelle administration des Blue Jays a mis sa touche sur la formation, entre autres avec l'acquisition des lanceurs J.A. Happ et Joe Biagini. Mais l'empreinte d'Anthopoulos, aujourd'hui employé des Dodgers de Los Angeles, demeure toujours aussi forte.

En plus d'acquérir Martin, Donaldson et Tulowitzki, l'ex-DG des Blue Jays a remporté le derby David Price à la date limite des transactions la saison dernière. Le grand lanceur gaucher n'est pas demeuré longtemps à Toronto, signant un contrat de sept ans et 217 millions US avec les Red Sox de Boston. Mais sa courte présence a transformé les Blue Jays.

Rappelez-vous: à l'arrivée de Price à Toronto le 30 juillet 2015, les Blue Jays affichaient une moyenne de ,500 et étaient à sept matchs de la tête. Galvanisés par sa présence, ils ont remporté 42 de leurs 60 rencontres suivantes et coiffé le championnat de la division Est. Price a été un élément clé de cette fulgurante poussée, qui a conduit l'équipe aux séries éliminatoires. C'était la première fois depuis 1993, une disette de 21 ans.

Cette réussite a modifié l'ADN des Blue Jays, soudainement devenus une équipe avec des nerfs. 

Cette attitude a porté ses fruits le mois dernier. Malgré de nombreux ennuis, les Jays ont accédé aux séries pour la deuxième année d'affilée. Il y a certainement plus d'Anthopoulos que de Shapiro là-dessous.

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L'ironie fait en sorte que Cleveland et Toronto se retrouvent en séries. Shapiro fait donc face à son ancienne organisation, ajoutant ainsi à la toile de fond de l'affrontement.

Qui l'emportera? Les Indians sont rapides et comptent d'excellents releveurs. Mais les Blue Jays ont l'avantage sur le plan des lanceurs partants. C'est néanmoins leur force de frappe qui fera pencher la balance, comme ce fut le cas lors du duel sans lendemain contre les Orioles de Baltimore et de la série contre les Rangers du Texas. Les Torontois remporteront la série en six matchs et accéderont à la Série mondiale.

Si ma prédiction se confirme, Anthopoulos aura le droit d'être fier. Non, il n'a pas été parfait durant son séjour à Toronto. En décembre 2012, il a cédé le prometteur lanceur Noah Syndergaard aux Mets de New York contre R.A. Dickey. Cette transaction pourrait devenir la version baseball de l'échange Scott Gomez-Ryan McDonagh entre le Canadien et les Rangers de New York trois années plus tôt. Et en 2014, son inaction à la date limite des transactions a contribué à l'écroulement des Blue Jays dans la dernière ligne droite du calendrier.

Anthopoulos a appris de ses erreurs et de ses réussites. Avec les Dodgers, il continue de percer les innombrables mystères du baseball. Si le retour des majeures à Montréal se confirme un jour, les Expos 2.0 ne pourront trouver meilleur DG.

Photo Frank Gunn, archives La Presse canadienne

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