Thomas Bach, président du Comité international olympique (CIO), a tranché: Yuliya Stepanova ne participera pas aux Jeux de Rio. Cette décision choquante illustre tout le cynisme de l'organisme. Car si le dopage systémique en vigueur en Russie a été éventé, tout comme les invraisemblables combines survenues au laboratoire de Sotchi durant les derniers Jeux d'hiver, c'est en partie grâce à cette femme courageuse et à son mari, Vitaly Stepanov.

L'histoire commence peu après les Jeux de Sotchi, au printemps 2014. Hajo Seppelt, journaliste allemand déjà détenteur d'informations sur le dopage en Russie, reçoit un courriel intrigant. Yuliya et Vitaly souhaitent le rencontrer pour lui fournir des informations sensibles.

Dans le documentaire diffusé par la télé allemande quelques mois plus tard, remarquable récit où Seppelt ébranlera les colonnes du temple en livrant les résultats de son enquête, le journaliste ne cache pas les doutes l'ayant habité en allant à leur rencontre à Moscou. «Ai-je affaire à un couple de dingues ou est-ce une affaire sérieuse?», s'est-il demandé.

Seppelt ne s'est pas déplacé en vain. Yuliya est une athlète de niveau international, spécialiste du 800 m. Vitaly, ancien employé de l'Agence antidopage russe, croit au respect des règles dans le sport.

Les deux jeunes gens se sont rencontrés en 2009 et sont tombés amoureux. 

Vitaly est demeuré stupéfait lorsque Yuliya lui a raconté la réalité des choses dans l'athlétisme russe. Le dopage était une donnée incontournable, encadrée par les entraîneurs sur fond de corruption, de tricherie et de mensonges.

Si Yuliya choisit de se confier à un journaliste allemand, c'est qu'elle en a lourd sur le coeur. En février 2013, elle a reçu une suspension de deux ans pour dopage. Comme l'a raconté le New York Times dans un éclairant article en juin dernier, elle estime alors être un bouc émissaire. 

«J'ai ressenti de l'amertume en constatant que j'étais sanctionnée alors que les gens ayant organisé ce système n'étaient pas punis et continuaient de préparer les athlètes de la même manière.»

C'est à ce moment que Yuliya commence à enregistrer secrètement ses conversations avec des officiels du sport russe. Ces documents sonores et vidéos allaient permettre à Seppelt d'étayer son dossier.

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En décembre 2014, le documentaire Les secrets du dopage: comment la Russie crée ses vainqueurs, présenté à la télé allemande, a l'effet d'une bombe. L'Agence mondiale antidopage (AMA) demande alors à l'avocat montréalais Richard Pound d'enquêter. Un an plus tard, son rapport étoffé dresse un portrait dévastateur de la situation.

À propos de Stepanova, Pound écrit: «Voilà une athlète accomplie, qui jouait très gros, sachant que ses révélations auraient un impact profond sur sa vie personnelle, sa carrière et son avenir.»

Conscients de cette situation, Stepanova et son mari ont quitté la Russie quelques jours avant la diffusion du documentaire et n'y sont jamais retournés. Après un séjour en Allemagne, ils résident aujourd'hui aux États-Unis avec leur enfant.

Pendant l'enquête de Pound, le gouvernement russe a tenté de discréditer Stepanova. Le ministre des Sports, Vitaly Mutko, a même affirmé que ses enregistrements étaient une manière « illégale » d'obtenir de l'information. Le rapport Pound a plutôt salué son courage.

Au fil des mois suivants, dans la foulée de ce premier coup de tonnerre, les révélations sur le dopage en Russie se sont enchaînées. Seppelt, avec l'aide de journalistes anglais, a fait d'autres révélations. Et Pound a publié la deuxième partie de son rapport.

Sous cette pression constante, Grigory Rodchenkov, directeur du laboratoire des Jeux de Sotchi, est passé aux aveux en mai dernier dans une percutante entrevue au New York Times. À son tour réfugié aux États-Unis, il a révélé l'existence d'un système sophistiqué d'échange d'échantillons d'urine, afin d'éviter que des médaillés russes dopés subissent un test positif lors des derniers Jeux d'hiver. Le rapport d'un autre avocat canadien, Richard McLaren, a confirmé en juillet cette ahurissante histoire.

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Posons-nous la question: si Stepanova n'avait pas joué ce rôle de lanceuse d'alerte, cet immense scandale aurait-il été connu? Chose certaine, sa contribution et celle de son mari ont été déterminantes dans l'éclosion de la vérité. Voilà pourquoi la Fédération internationale d'athlétisme était disposée à ce qu'elle participe au 800 m des Jeux de Rio, une discipline pour laquelle elle continue de s'entraîner. L'idée était de la faire concourir en tant qu'athlète «neutre».

Mais Thomas Bach et les 14 autres membres de la commission exécutive du CIO ont dit non. Ils ont plutôt décidé de la traiter comme tous les autres athlètes russes ayant déjà été condamnés pour dopage: pas de Rio pour vous.

Le bon sens le plus élémentaire aurait pourtant voulu qu'on fasse une exception pour celle ayant permis de briser le secret du dopage russe. Ne serait-ce que pour la remercier publiquement, elle qui a défié l'omerta. 

Mais les dirigeants du mouvement olympique n'avaient pas l'intention d'indisposer davantage le gouvernement russe en autorisant la participation d'une athlète détestée par des gens influents dans son pays.

En conférence de presse à Rio plus tôt cette semaine, Thomas Bach a dit reconnaître la contribution de Stepanova à la lutte antidopage. Le CIO a même poussé l'arrogance jusqu'à l'inviter à Rio... comme spectatrice!

Travis Tygart, patron de l'Agence antidopage américaine, dont l'inlassable travail a fait tomber Lance Armstrong en 2012, a dénoncé l'attitude du CIO. «La décision de ne pas lui permettre de participer aux Jeux est incompréhensible et découragera sûrement d'autres lanceurs d'alerte d'agir.»

Quand les athlètes olympiques entreront dans le stade demain soir durant la cérémonie d'ouverture des Jeux de Rio, Yuliya Stepanova sera la grande absente. Thomas Bach, qui incarnait jusque-là un certain renouveau dans le mouvement olympique, perd beaucoup de crédibilité dans cette affaire.