Dans When We Were Kings, le documentaire consacré au duel Foreman-Ali d'octobre 1974, l'écrivain Norman Mailer raconte cette extraordinaire histoire.

« Avant le combat, j'ai vu une scène incomparable. Le vestiaire d'Ali était comme une morgue. On aurait dit la dernière Cène. Tout à coup, Ali a demandé : "Pourquoi tout le monde est-il si malheureux ? Quel est votre problème ?" Les gens de son entourage croyaient tous qu'il allait perdre. Et ils étaient terrifiés. Ils pensaient qu'en raison de sa fierté, il n'abandonnerait pas, même s'il recevait la pire volée de l'histoire. Ils craignaient qu'il ne soit détruit dans ce ring, tué ou mutilé... »

La vie de Muhammad Ali a été faite de mille péripéties. Mais une poignée de décisions et d'engagements clés ont défini son existence : sa conversion à l'islam, son refus de servir dans l'armée américaine durant la guerre du Viêtnam, sa défense des droits des minorités et des opprimés. Dans le ring, ses deux victoires contre Sonny Liston - la première lui a valu le titre mondial - et ses trois duels épiques contre Joe Frazier sont des pièces d'anthologie.

Mais aucun des combats d'Ali n'a eu la résonance du fameux « Rumble in the Jungle », cette confrontation du 30 octobre 1974 à Kinshasa, au Zaïre, comme s'appelait alors la République démocratique du Congo.

Son rival George Foreman, de sept ans son cadet, était un colosse doté d'une force de frappe inouïe. Sa puissance lui avait permis de remporter ses 40 premiers combats chez les professionnels, dont 37 par knock-out. Sacré champion du monde un an plus tôt, il était le favori pour conserver sa ceinture.

Pour relever le moral de ses proches avant de monter sur le ring, Ali se mit alors à répéter qu'il allait « danser » sur le ring, ajoute Mailer. Son ami, homme de coin et confident Drew Bundini Brown ajouta sa voix à la sienne. Depuis des semaines, les deux hommes répétaient qu'Ali danserait et danserait et danserait encore, au point que Foreman ne saurait plus où donner de la tête. L'agilité vaincrait la brutalité.

Durant ses entraînements toujours spectaculaires, Ali animait la foule. Avec Bundini, il répétait ces mots évocateurs qui distinguaient son style : « Flotter comme un papillon, piquer comme l'abeille. Ses mains ne peuvent atteindre ce que ses yeux ne peuvent voir. Lui, il pense qu'il me touchera. Moi, non. Ils me disent qu'il est fort, mais je suis deux fois meilleur. »

À Kinshasa, le combat commença à 4 heures du matin, afin d'être diffusé en soirée en Amérique du Nord. Pas à la télévision, mais sur écran géant dans les amphithéâtres. Il fallait bien financer la bourse de 5 millions US promise aux deux boxeurs, du jamais-vu.

Entendre Mailer raconter le combat dans ce documentaire oscarisé en 1997 est une expérience en soi. 

Contre toute attente, Ali ne dansa pas, se réfugiant plutôt dans les câbles. Et pendant que Foreman le cognait et le cognait encore, Ali le narguait : « George, tu me déçois, je pensais que tu frappais plus fort que ça... »

Foreman, ajoute Mailer, entra alors dans une rage folle. Il multiplia les coups sur Ali, qui se protégea avec ses bras et ses gants. Habitué aux courts combats, Foreman s'épuisa peu à peu. Et dès la cinquième ronde, son énergie n'était plus la même.

À la fin de la huitième, Ali lui servit une combinaison. Sa dernière droite expédia Foreman au plancher. Le combat était terminé. Ali retrouvait son titre mondial. Et sa renommée atteignit des proportions inimaginables.

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Aujourd'hui, la mémoire de Muhammad Ali est universellement saluée. Les hommages qui lui sont rendus font presque oublier à quel point il a été détesté par de nombreux Américains durant la guerre du Viêtnam. Son choix de désobéir à son ordre de conscription souleva une énorme polémique.

Ali expliqua ne pas vouloir lancer des bombes sur un peuple à qui il n'avait rien à reprocher pendant que les Afro-Américains de sa ville d'origine, Louisville au Kentucky, étaient « traités comme des chiens et privés des droits les plus élémentaires ».

Condamné à cinq ans de prison, Ali porta sa cause en appel. Mais son titre mondial lui fut immédiatement retiré, comme son permis de boxer et sa permission de voyager à l'extérieur des États-Unis. Il ne livra aucun combat au cours des trois années et demie suivantes, alors qu'il était au sommet de sa carrière.

Les autorités n'auraient sans doute pas envoyé une vedette de la dimension d'Ali sur la ligne de front. Dans son autobiographie publiée en 1973, le journaliste Howard Cosell, du réseau ABC, soutient même qu'un séjour de 30 jours outre-mer pour rencontrer et divertir les soldats aurait satisfait l'armée.

Mais pour Ali, le respect de ses convictions était plus important. Sur le plan financier, son choix lui coûta une fortune. Malgré son panache, les journalistes de sport le jugèrent sévèrement.

Cosell était cependant derrière lui, jugeant que ses droits n'avaient pas été respectés. Dans son livre, il raconte bien la suite des événements. Ali retrouva la permission de boxer, mais la prison lui pendait toujours au bout du nez. Sa contestation était rendue en Cour suprême.

En mai 1971, peu après son premier combat contre Frazier - une défaite par décision unanime -, les juges lui donnèrent raison. Ali avait remporté sa cause et ne serait pas incarcéré.

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L'anecdote de Norman Mailer à propos de l'ambiance dans le vestiaire d'Ali avant son combat contre Foreman est presque une métaphore de sa vie. Elle illustre son extraordinaire force de caractère et sa capacité à émouvoir et rallier les gens.

Les mots « Flotter comme un papillon, piquer comme une abeille » identifieront toujours Ali. C'était son style sur le ring. Mais dans la vie, il était un lion.

Sources : When We Were Kings, Universal DVD, 2005 ; Mohamed Ali Story, Don Atyeo et Felix Dennis, Éditions de France, 1976 ; Cosell by Cosell, Playboy Press Book, 1973