L'arrivée de Russell Martin chez les Blue Jays de Toronto a provoqué une réaction en deux temps au Québec.

D'une part, la fierté de voir un des nôtres reconnu comme une grande vedette du baseball majeur en signant une entente de 82 millions US pour 5 ans; de l'autre, de l'inquiétude par rapport au modèle économique du baseball majeur.

Comment, en effet, d'éventuels néo-Expos boucleraient-ils leur budget si un receveur ayant maintenu une moyenne au bâton de ,259 en carrière obtient un tel contrat? Martin est talentueux, certes. Et il a connu une magnifique saison avec les Pirates de Pittsburgh. Mais sa feuille de route n'est pas celle d'un Gary Carter ou d'un Johnny Bench.

Avec un salaire annuel moyen de 16,4 millions, Martin touchera plus d'argent en une seule saison que P.K. Subban (9 millions) et Carey Price (6,5 millions) ensemble! Cette comparaison frappe l'imagination, bien sûr. Mais son impact s'arrête là. Car les revenus du baseball majeur et de la LNH ne sont pas du même niveau.

Un exemple: cette saison, la LNH espère toucher 4 milliards, un objectif ambitieux compte tenu du dollar canadien moins vigoureux. Le baseball majeur, lui, a généré près de 9 milliards en 2014.

Avant même d'avoir vendu un seul billet ou récolté un seul dollar de leurs revenus de télévision locale, les 30 équipes du baseball majeur empochent au bas mot 60 millions US, leur quote-part des droits nationaux de télé et des initiatives numériques de l'industrie.

Quant aux équipes établies dans des marchés à bas revenus, comme les Marlins de Miami, elles profitent d'un programme additionnel de partage des revenus.

C'est ainsi que Jeffrey Loria a pu offrir 325 millions pour 13 ans au jeune Giancarlo Stanton, qui a signé cette semaine un fabuleux contrat avec les Marlins de Miami. Oui, oui, Jeffrey Loria lui-même! (Remarquez que Stanton s'est protégé: il peut mettre fin au contrat dans six saisons s'il n'est plus heureux en Floride.)

Bref, le baseball majeur est riche, très riche. La nouvelle entente de Russell Martin ne constitue donc pas une anomalie aux lois du marché.

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Si la décision d'embaucher Russell Martin est si logique pour les Blue Jays, c'est aussi parce que son coffre à outils semble créé sur mesure pour cette organisation.

Le receveur québécois, qui célébrera ses 32 ans en février, guidera avec talent les jeunes et prometteurs lanceurs de l'équipe, puisqu'il excelle derrière le marbre. Et son attitude gagnante contribuera à solidifier le groupe.

Les Blue Jays ont du talent mais manquent de leadership, comme on l'a vu en deuxième moitié de saison. L'équipe s'est dégonflée à la date limite des transactions, lorsque les canons du club ont regretté qu'Alex Anthopoulos ne procède pas à un échange spectaculaire, contrairement à leurs principaux rivaux.

Le DG des Blue Jays n'a pas voulu céder un de ses espoirs en retour d'un joueur de location, une décision compréhensible. Mais sa décision a touché le moral des troupes. Et aucun vétéran n'a ramené ses coéquipiers à l'ordre. En fait, le releveur Casey Janssen et le voltigeur Jose Bautista ont été les plus cinglants à l'endroit de la direction. Résultat, les Blue Jays ont connu un mauvais début du mois d'août et ont perdu leurs chances de prolonger leur saison.

La présence d'un gars comme Russell Martin aurait alors été utile pour calmer les esprits. En neuf saisons dans les majeures, il a participé sept fois aux séries. Cela en dit long sur sa valeur au sein d'une équipe.

Martin est né en banlieue de Toronto et a grandi au Québec. Il a étudié à la polyvalente Édouard-Montpetit, à Montréal. Pour les Blue Jays, seul club canadien des majeures, sa présence sera aussi un atout sur le plan du marketing. L'organisation mettra son nom en valeur dans ses campagnes promotionnelles.

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Les Blue Jays bataillent fort pour devenir l'équipe de baseball du Canada. Ils veulent des fans partout au pays, pas seulement en Ontario. Au Québec, ils se sont heurtés à de vives difficultés pour augmenter leur résonance.

La rivalité historique entre Montréal et Toronto explique en partie cette situation. Après le départ des Expos, en 2004, les amateurs n'ayant pas décroché du baseball ont plutôt tourné leurs allégeances vers les Red Sox de Boston, les Yankees de New York ou les Cubs de Chicago.

Mais reconnaissons aux Blue Jays leur mérite: ils veulent renverser cette tendance. En acceptant de disputer deux matchs pré-saison au Stade olympique en mars dernier, ils ont fait un geste significatif. Les Québécois ont manifestement apprécié.

Contre toute attente, la foule a encouragé les Blue Jays avec un enthousiasme rappelant celui des belles années des Expos. Pour les dirigeants torontois, ce fut une surprise complète. Ils s'attendaient à ce que leur équipe soit bien accueillie, mais pas à ce point.

Avec Russell Martin, les Blue Jays comptent un deuxième membre important de l'organisation s'exprimant en français. L'autre, bien sûr, est Alex Anthopoulos, un gars de Montréal qui a fait ses premiers pas dans les majeures à titre de stagiaire bénévole pour les Expos. Cela aussi les rend sympathiques.

Le président des Blue Jays, Paul Beeston, ne cache pas son désir de revoir les Expos dans les majeures. Il l'a publiquement déclaré lors de son récent passage à Montréal, où la tenue de deux autres matchs préparatoires des Blue Jays au Stade olympique, en avril prochain, a été confirmée. Avec raison, il est convaincu qu'une lutte entre les deux équipes serait profitable pour l'essor du baseball au Canada.

En clair, si ce sport regagne en popularité au Québec depuis quelques mois et si les espoirs de retour des Expos semblent soudainement moins farfelus, c'est beaucoup grâce aux Blue Jays de Toronto. Il ne faut pas l'oublier.