Au fond de lui-même, Marc Bergevin ressent une pointe de frustration. Cette journée est pourtant l'une des plus belles de sa vie. Dans une salle bondée de journalistes, Geoff Molson vient de confirmer sa nomination au poste de directeur général du Canadien.

À la tribune, Bergevin raconte l'étonnant parcours l'ayant conduit, lui, le p'tit gars du quartier Pointe-Saint-Charles, à cet emploi prestigieux. Avec son humour et sa simplicité, il charme tous les Québécois qui regardent l'événement en direct à la télévision.

«My God! j'en arrache en français, pense néanmoins Bergevin, en répondant aux questions. C'est ma langue et je cherche mes mots...»

C'était le 2 mai 2012. Bergevin revenait s'établir à Montréal après une très longue absence. Vingt-huit ans plus tôt, en prenant la route de Chicago pour amorcer sa carrière professionnelle, il ne parlait pourtant pas l'anglais. À mesure qu'il grandissait, son père, pompier, était le seul membre de la famille à se débrouiller dans cette langue.

Désormais plongé dans l'univers de la LNH, le jeune Marc devint vite bilingue. L'ennui, c'est qu'à Chicago, comme ce fut le cas dans les autres villes où le hockey l'a conduit, les occasions de parler français étaient rares. La semaine annuelle de vacances au Québec ne suffisait pas pour rattraper cette lacune. Ce constat le frappa brutalement le jour où il devint patron du Canadien.

Cette semaine, au cours d'une captivante entrevue à son bureau de Brossard, Bergevin est revenu sur cet épisode. Ce fut un des nombreux sujets d'intérêt évoqués durant notre conversation. «Tu sais, la chose la plus difficile pour moi, c'est de n'avoir jamais réalisé à quel point j'avais perdu mon français, dit-il. Souvent, ça me fâche! Ça va mieux aujourd'hui, je cherche beaucoup moins mes mots, mais je veux encore m'améliorer. En parlant de hockey, je retombe souvent dans les termes anglais, même si je connais l'expression française. Mais j'ai baigné 28 ans dans un milieu anglophone...»

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C'est Bergevin lui-même qui a abordé ce sujet durant notre entretien. Je lui ai demandé, avec ce recul de deux ans, comment il avait vécu son plongeon dans la réalité quotidienne du Canadien après avoir quitté Montréal depuis si longtemps.

Le fait qu'il ait répondu en soulevant un thème identitaire plutôt que sportif est révélateur. Le directeur général du Canadien est fier d'être québécois. Cela transpire de l'ensemble de ses propos.

Sous sa gouverne, tout le groupe d'entraîneurs de l'équipe (Michel Therrien, Jean-Jacques Daigneault, Daniel Lacroix, Clément Jodoin et Stéphane Waite) sont des Québécois francophones. Même chose chez les Bulldogs de Hamilton, la filiale du Canadien dans la Ligue américaine (Sylvain Lefebvre, Donald Dufresne et Stephan Lebeau). Le DG adjoint de cette équipe, récemment nommé par Bergevin, s'appelle Vincent Riendeau.

«On a des maudites bonnes personnes de hockey au Québec, dit Bergevin. Et à talent égal, je prendrai toujours un francophone. On va sur la route et les gens disent: "Hé, les Canadiens, ça parle français. Ce sont de bonnes personnes de hockey, c'est une bonne équipe et ce sont des francophones." Il y a de quoi être fier!»

Les premières embauches de Bergevin, lorsqu'il a bâti sa garde rapprochée, ont laissé planer un doute sur sa sensibilité à cette question. Mais ses décisions suivantes ont été rassurantes. Il s'agit d'un changement d'orientation draconien avec l'ancienne administration, pour qui l'équipe n'entretenait aucune responsabilité à cet égard.

L'équation est pourtant simple: si le Canadien ne donne pas une chance aux francophones de briller au plus haut niveau, qui le fera? La LNH est un réseau tissé serré, où les contacts sont importants pour obtenir un emploi. Pour percer, il faut forcément obtenir une première chance d'entrer dans la danse.

Lorsque je demande à Bergevin s'il croit que le Canadien doit assumer un rôle à ce chapitre, sa réponse tombe sans hésitation: «Oui, le plus possible. C'est notre culture, ce sont les gens d'ici. C'est très important. On vit au Québec. Et c'est une fierté de compter sur des francophones compétents dans le hockey.»

Marc Bergevin est parfois déçu de son français. Mais la manière dont il fait la promotion de ses compatriotes est remarquable.

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Le DG du Canadien, peu importe son nom, occupe toujours un rôle important dans la société québécoise. Ses déclarations sont diffusées et analysées comme celles du premier ministre. Mais dans le cas de Bergevin, on assiste presque à une anomalie: malgré ses deux saisons à la barre, sa lune de miel avec les amateurs se poursuit.

Lorsque je lui demande s'il sent cet amour des gens, Bergevin sourit: «En tout cas, moi, j'aime le monde! Mais c'est drôle ce que tu dis: ce matin, je suis arrêté acheter un café. Le gars en ligne derrière moi a insisté pour me le payer. J'ai eu beau refuser trois fois, rien à faire... J'ai fini par dire: "O.K., merci beaucoup!"»

L'anecdote est significative. Car au cours des dernières années, tous les DG du Canadien n'auraient pas reçu ce traitement. Certains parce que les amateurs n'étaient pas contents de leur travail; d'autres parce qu'ils n'encourageaient pas cette proximité avec le public.

«Tu sais, je suis montréalais, je suis retourné vivre dans mon patelin, près du marché Atwater, et je n'ai pas changé. Je n'aime pas me faire appeler Monsieur Bergevin. Mon nom, c'est Marc! Je suis le même gars que le 1er mai 2012, la veille de ma nomination. Mais je réalise que les gens me voient peut-être de manière différente.»

Bergevin a raison. À son arrivée à Montréal, les Québécois ont d'abord découvert un homme à la personnalité rafraîchissante, semblant connaître le tabac.

Les amateurs ont ensuite compris son style de gestion, axé sur quelques principes forts. Et le parcours du Canadien durant les dernières séries éliminatoires, aussi spectaculaire qu'inattendu, a renforcé sa renommée. L'équipe semble enfin avoir un plan. Et l'avenir s'annonce prometteur.

Mais attention: Bergevin lui-même refuse de s'enflammer. «La saison dernière, on a frôlé le sommet de la montagne. Mais on repart à zéro cet automne. Nous sommes sur la même ligne de départ que les autres équipes. Le premier but, c'est de participer aux séries. C'est déjà difficile et je ne prends rien pour acquis.»

À l'aube de sa troisième saison à la tête du Canadien, Bergevin est enthousiaste. «J'ai 49 ans et je n'ai pas l'impression d'avoir travaillé une seule journée de ma vie! J'adore ce que je fais. C'est ma passion. Et je crois en mes moyens. Je me donne à 150% et si, éventuellement, ça ne fonctionne pas, je pourrai me regarder dans le miroir en disant que j'ai fait de mon mieux.»

Si ça ne fonctionne pas... Bergevin emploie des mots empreints de prudence, une attitude sage, l'avenir étant si incertain. Mais sachez qu'il ne compte pas ses heures pour que ça fonctionne! Cet homme est habité par un rêve, un seul: ramener la Coupe Stanley à Montréal.

«C'est mon but ultime, c'est pourquoi je travaille chaque jour.» Puis, Bergevin fait une pause avant de lancer, un grand sourire au visage: «La journée où ça va arriver, je m'en vais au ciel!»

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