À l'époque où Bernard Pivot animait l'émission littéraire Apostrophes, le philosophe Vladimir Jankélévitch s'était arrêté sur son plateau. Je ne le connaissais pas, mais ses propos m'avaient hypnotisé.

Alors âgé de 77 ans, cet homme au charme fou était venu parler de son dernier ouvrage, une trilogie intitulée Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. Le lendemain de l'émission, je m'étais précipité dans une librairie pour acheter son ouvrage. Hélas, je ne crois pas avoir franchi la troisième page.

Jankélévitch s'exprimait avec des mots simples, mais écrivait pour les initiés. Lui-même avait éprouvé des ennuis à expliquer à Pivot la véritable signification de la première phrase de son livre! C'est dire...

Le «je-ne-sais-quoi et le presque-rien» n'était pas une nouvelle expression. Mais dans la bouche de Jankélévitch, elle prenait un sens formidable. J'ai eu tôt fait de l'adapter à mes propres réflexions sur un sujet plus prosaïque, le sport.

Tenez, en 1986 et en 1993, le Canadien n'était pas la meilleure équipe de la LNH. Il s'en trouvait des plus talentueuses, des plus robustes, des plus rapides... Mais ces deux formations possédaient un je-ne-sais-quoi et un presque-rien qui leur permirent de se faufiler jusqu'à la Coupe Stanley.

Non, je ne suis pas en train de vous dire que l'édition 2014 répétera cet exploit. Après tout, une victoire convaincante des Bruins ce soir changerait le tempo. Il n'empêche que le rendement du Canadien depuis le début des séries éliminatoires est étonnant.

Qui aurait pensé que l'équipe serait ce matin à deux victoires d'une place en demi-finale de la Coupe Stanley?

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Le Canadien n'a perdu qu'une fois en sept matchs éliminatoires. Au-delà du rendement sur la patinoire, c'est la «dureté du mental» - une expression sûrement jamais utilisée par Vladimir Jankélévitch - qui m'impressionne. L'équipe a en effet passé avec succès deux tests importants, mardi, au Centre Bell.

Le premier, c'est d'avoir vite montré aux Bruins que la catastrophique fin de match de samedi était oubliée. Michel Therrien a donc vu juste en estimant que son groupe n'avait pas été touché par cette décomposition.

Le second, c'est d'avoir protégé son avance en troisième période. Même lorsque les Bruins ont resserré le pointage à 3-2, le Canadien est demeuré en plein contrôle. C'était, avouons-le, assez remarquable.

Hier, après l'entraînement du Canadien, j'ai demandé à Therrien si son équipe profitait désormais d'un avantage psychologique sur les Bruins. Il n'a pas répondu directement à la question, mais son analyse a été intéressante.

«C'est un cliché, mais on se concentre seulement sur le prochain match. On veut s'assurer que nos joueurs soient bien préparés. L'important, c'est de se concentrer sur le prochain défi, de ne pas penser à long terme. Plus la série avance, plus les défis sont énormes. Entre nos deux équipes, c'est une guerre de tranchées. Il y a beaucoup d'émotion.»

Ne pas penser trop en avant, c'est une excellente idée. Surtout lorsqu'on joue contre une équipe aussi solide que les Bruins. Le Canadien affiche la bonne attitude.

Rappelons-nous: ce n'était pas le cas le printemps dernier, où le court parcours en séries a été une épreuve. Beaucoup de tension et de rares sourires, le Canadien ne s'amusait pas. À commencer par son entraîneur, visiblement stressé. Un peu comme Claude Julien semble l'être un an plus tard.

En séries éliminatoires, le statut de négligés est souvent un avantage.

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Alors, jusqu'où le CH peut-il aller ce printemps? Trop tôt pour le dire, bien sûr. Mais le seul fait de poser cette question est significatif.

Le jeu passionné de P.K. Subban explique en partie les succès de l'équipe. Il y a eu des tensions cet hiver entre le jeune défenseur et son entraîneur-chef. Voilà pourquoi le rapprochement entre le numéro 76 et Serge Savard est une excellente chose.

«On s'est rencontrés au gala du Grand Prix du Canada en juin dernier, m'a expliqué Savard, hier. On a eu une bonne conversation. Je lui ai donné des p'tits conseils...»

Les deux hommes ont de nouveau discuté durant la saison, notamment avant le début des séries. Savard n'aurait pas évoqué ces entretiens si Subban ne l'avait pas fait lui-même après le match de mardi. Un sourire aux lèvres, il a souligné à quel point les propos de l'ancien numéro 18 l'avaient aidé.

En Savard, Subban a trouvé un allié inconditionnel. Cela lui a fait du bien. À la même époque l'an dernier, l'ancien DG du Canadien avait dit tout le bien qu'il pensait du jeune homme. «Il n'a aucune faiblesse. Il patine extrêmement bien, ses lancers sont puissants et il est dur physiquement. Personne n'aime jouer contre lui.»

Cette saison, Savard n'a pas toujours apprécié les méthodes dures du Canadien à l'endroit de Subban. Et il a été déçu qu'il soit relégué à un rôle d'arrière-plan au sein d'Équipe Canada aux Jeux de Sotchi. «Il est un joueur qui peut changer l'allure d'un match», ajoute-t-il.

Les Bruins sont sûrement d'accord avec cette opinion! Dans le Boston Globe d'hier, on utilisait les qualificatifs «rapide, féroce, destructrice» au sujet de l'échappée sur laquelle Subban a déjoué Tuukka Rask.

La direction actuelle du Canadien appréciera-t-elle ces échanges entre Savard et Subban? Peu importe, puisqu'ils s'inscrivent dans une grande tradition du Canadien.

«À mon arrivée dans l'équipe, des gars comme Maurice Richard, Marcel Bonin et Jean Béliveau aidaient les jeunes», raconte Savard qui, plus que jamais, croit aux chances du Canadien de remporter cette série. «Boston doit gagner un match à Montréal, ce ne sera pas facile...», dit-il.

Une chose est sûre: si le Canadien bat les Bruins, il peut vaincre n'importe quelle équipe. «En 1993, nous avons éliminé les Nordiques en première ronde, rappelle Savard. Ils étaient bien meilleurs que nous. Mais on a mieux joué collectivement. Nos quatre trios fonctionnaient et notre gardien a été exceptionnel. Ça définit un peu le Canadien de cette année.»

En séries, de petites choses font souvent la différence entre la victoire et la défaite. Vladimir Jankélévitch ne connaissait sûrement rien au hockey. Mais la théorie du je-ne-sais-quoi et du presque-rien s'applique bien au sport. Le Canadien l'incarne à merveille ce printemps.