Avouons que personne n'avait prévu pareille histoire!

Un gars qui ne gagne pas de médaille devient un héros olympique partout au Canada. Des pétitions en ligne circulent afin d'en faire le porte-drapeau du pays à la cérémonie de clôture, un honneur considérable. Tout ça parce qu'il a eu la générosité de céder sa place à un coéquipier plus apte à monter sur le podium, mais victime d'une malchance lors des essais canadiens. Et que celui-ci a eu la bonne idée de réussir le coup.

Mais qui es-tu donc, Gilmore Junio?

Le patineur de 23 ans, sourire discret au visage, répond: «Je suis né à Calgary et j'ai grandi en banlieue. Ma famille? Classe moyenne, je dirais. On ne partait pas en vacances loin de la maison durant l'été, mais mon père mettait de l'argent de côté pour nos études. Et il payait nos camps de hockey à Saskatoon ou à Winnipeg.»

Le hockey. Pour Gilmore Junio, tout part de là, comme c'est souvent le cas au Canada. En grandissant, le jeune homme adorait ce sport. Rapide patineur, il a vite constaté que sa taille et son poids ne lui permettaient pas de s'imposer devant des adversaires plus costauds et plus robustes.

Du coup, il s'est mis au patinage de vitesse sur courte piste. Mais une blessure au dos - deux côtes fracturées - a entraîné un autre changement. «En longue piste, les risques de chute sont minces, dit-il. Je courais moins de risques d'aggraver ma blessure.»

Très vite, Junio a montré son potentiel. Et il s'est retrouvé membre de l'équipe nationale en vue des Jeux de Sotchi. On connaît la suite: la semaine dernière, il a offert à Denny Morrison sa place sur la ligne de départ. Et celui-ci a remporté la médaille d'argent.

- Une décision difficile, Gilmore?

- Pas du tout! C'est comme au hockey. En fin de match, lorsque le pointage est serré, tu envoies ton meilleur joueur de centre pour les mises au jeu.

Le hockey, encore une fois...

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Au milieu des années 70, les Philippines vivaient sous la dictature de Ferdinand Marcos. La loi martiale était en vigueur et les répressions se multipliaient.

C'est à cette époque que Gino et Julie, les parents de Junio, ont quitté leur pays et immigré au Canada.

«Ils voulaient offrir à leurs enfants de meilleures chances dans la vie, raconte-t-il. Mon père est arrivé à Winnipeg. Il a obtenu un premier boulot avant d'améliorer son sort au fil des années. Lorsqu'il s'est retiré, il occupait un poste de directeur dans le secteur des outils et des moules.»

Junio a grandi au sein d'une famille de trois enfants. Son frère Gerry, d'un an son aîné, ne lui a pas rendu la vie facile. «C'est un bon gars, mais il me tourmentait beaucoup quand j'étais jeune. C'est à cause de lui si j'ai appris à courir si vite. Je me sauvais lorsqu'il courait après moi...»

Pour éviter les taloches de son frère, Gilmore a souvent sprinté. Pas étonnant que la course de 500 m soit aujourd'hui sa préférée. À Sotchi, il a été le meilleur des cinq Canadiens inscrits à l'épreuve, terminant au 10e rang.

«Parce que j'ai laissé ma place à Denny au 1000 m, des gens pensent que je n'ai pas concouru aux Jeux. Mais non! C'était ce jour-là ma vraie chance de médaille. Je n'ai pas réussi, ça fait un peu mal.

«Le 1000 m était deux jours plus tard. Les chances de Denny d'atteindre le podium étaient bien meilleures que les miennes. La mentalité hockey m'habite encore: il faut penser à l'équipe. Ma décision a surpris mon père, qui voulait me voir dans un maximum d'épreuves. Mais aujourd'hui, il est fier de moi.»

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Dans la traditionnelle conférence de presse des médaillés canadiens, hier, Morrison était accompagné de son nouveau meilleur ami! Les deux patineurs ont proposé leur propre version du «high five», surnommée le «GilMorrison». Ils semblent désormais inséparables.

Morrison souhaite que Junio soit le porte-drapeau du Canada dimanche, lorsque les Jeux prendront fin. «Il incarne la fierté olympique et les valeurs des athlètes canadiens. Il n'existe pas de meilleur candidat.»

Si cet honneur lui est proposé, Junio l'acceptera. Mais il ajoute que Morrison est aussi un candidat de premier choix. Et là-dessus, il a entièrement raison. Après sa médaille d'argent au 1000 m, le patineur de 28 ans a obtenu le bronze, samedi, au 1500 m.

Il s'agissait des deux premières médailles individuelles de Morrison aux Jeux olympiques, lui qui comptait parmi les prétendants au podium à Turin, en 2006, et à Vancouver, en 2010.

Son entraîneur Bart Schouten - un Néerlandais, bien sûr! - , a expliqué que son approche mentale avait fait la différence. «Denny a acquis de la maturité. Il est arrivé à Sotchi dans un excellent état d'esprit. Il était même en paix avec le fait de ne pas participer au 1000 m. Évidemment, la décision de Gilmore a tout changé. Ce gars-là est vraiment extraordinaire.»

Morrison, galvanisé par sa deuxième place, a tout donné samedi.

«Le 1500 m est une course épeurante. Tu sais que tu auras mal lorsqu'elle prendra fin. La douleur dans mes jambes devient énorme. J'ai simplement le temps de patiner un demi-tour pour décompresser, de saluer mon entraîneur, et voilà qu'elle me submerge. Ça, c'est la première vague. Elle est suivie de la deuxième, exponentiellement plus forte. Ça te met à terre, t'as juste le goût de vomir...»

- Pourquoi fais-tu ça, au juste?

Morrison éclate de rire: «Je ne sais pas. On dirait que j'aime ça...»

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Il reste une semaine aux Jeux de Sotchi. D'autres athlètes canadiens pourraient accomplir des miracles et mériter le droit de porter le drapeau à la cérémonie de clôture.

Mais si la flamme olympique s'éteignait aujourd'hui, Gilmore Junio et Denny Morrison seraient des candidats logiques.

La solution? Leur faire partager cet honneur, ce qui consacrerait une évidence: Sotchi a uni les deux hommes à jamais.