C'est l'histoire d'un homme ne craignant pas la mort, mais habité par une hantise: rester paralysé en raison d'une chute. Les courses de chevaux sont dangereuses et il ne l'ignorait pas. Mais elles étaient sa passion depuis ce moment magique de 1960 où, pour la première fois de sa vie, il posa le pied dans un hippodrome.

Ron Turcotte était alors âgé de 19 ans. Il avait quitté son Nouveau-Brunswick natal pour Toronto dans l'espoir d'améliorer son sort. Incapable de trouver un emploi, il se résignait à rentrer à la maison lorsqu'on lui suggéra de tenter sa chance à la piste de course. «Tu as la bonne grosseur pour devenir un jockey...»

- C'est quoi, un jockey? demanda-t-il.

- Ce sont les p'tits hommes avec des culottes blanches...

Adolescent, Turcotte avait appris à soigner et à aimer les chevaux en travaillant dur aux côtés de son père, un homme exigeant.

À Woodbine, le grand hippodrome de Toronto, un nouveau monde s'ouvrit à lui. Il amorça une carrière qui lui valut le respect et la renommée. Mais aussi un terrible accident où sa pire crainte se matérialisa.

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Printemps 1973. Le moral des Américains est à plat. Empêtrés dans une guerre interminable au Viêtnam, et découvrant avec stupeur le scandale du Watergate, ils attendent qu'un héros leur apporte un peu de réconfort.

Secretariat, un magnifique poulain de 3 ans, entre alors en scène. Il remporte les trois courses les plus prestigieuses de la saison: le Derby du Kentucky, le Preakness Stakes et le Belmont Stakes. Ensemble, ces épreuves forment la Triple Couronne, qui n'avait pas été gagnée depuis 25 ans.

Sa victoire au Belmont Stakes, sur la formidable scène new-yorkaise, devient le socle de sa légende. Il pulvérise ses rivaux et les devance par 31 longueurs, du jamais vu dans une course si importante. Les Américains sont conquis. Secretariat est une vedette nationale. Sa photo se retrouve à la une des journaux et de magazines prestigieux comme Time, Newsweek et Sports Illustrated.

Le jockey de Secretariat est Ron Turcotte. Ensemble, ils forment un extraordinaire duo. «Secretariat était un cheval fantastique, dit Phil Comeau. Mais sans le grand talent de Ron Turcotte, il n'aurait peut-être pas gagné la Triple Couronne.»

Comeau, un cinéaste originaire de la Nouvelle-Écosse, avait 17 ans lorsque Turcotte et Secretariat ont accompli leur exploit. L'image du fougueux poulain et de son habile jockey, filant vers le fil d'arrivée devant un public stupéfait, s'est ancrée dans sa mémoire.

L'année dernière, Comeau a proposé à Turcotte de tourner un documentaire sur sa vie. Entre les deux hommes d'origine acadienne, le courant s'est vite établi.

Réalisateur de la télésérie La Sagouine et du documentaire Frédéric Back, grandeur nature, Comeau a invité le légendaire jockey à revisiter les trois pistes où, il y a 40 ans cette année, Secretariat et lui ont brillé.

Produit par l'Office national du film, le documentaire a été présenté en première au début du mois, à Louisville, dans le cadre des festivités du Derby du Kentucky. Ron Turcotte ainsi que d'autres anciens jockeys étaient présents.

La projection terminée, l'assistance s'est levée pour applaudir. Pas étonnant, puisque le film est captivant. Mais l'ovation était aussi un hommage à cet homme au destin tragique.

«Ce qui m'impressionne le plus chez Ron Turcotte, c'est son esprit de combattant, explique Phil Comeau. Il vit avec une douleur constante dans le dos et absorbe 15 comprimés par jour. Mais il conserve son côté taquin.»

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L'accident est survenu le 13 juillet 1978, dans une course banale. Turcotte a été catapulté par-dessus sa monture. «Je ne sentais plus rien», raconte-t-il, dans une scène touchante du documentaire. «Lorsque j'ai pris ma jambe, c'est comme si j'avais touché une autre personne. J'ai su que c'était grave...»

La propriétaire de Secretariat, Penny Chenery, a conservé une profonde affection pour son jockey favori, qui se déplace en fauteuil roulant depuis cet instant fatidique.

Aujourd'hui âgée de 91 ans, vigoureuse et les yeux brillants, la grande dame des courses de chevaux rappelle qu'après son accident, Turcotte a eu besoin de temps pour retrouver son moral. «Mais il a trouvé les moyens de se bâtir une belle vie. Je suis vraiment fière de Ron.»

Phil Comeau a été impressionné par cette femme de caractère, dont l'histoire a été portée à l'écran dans le film Secretariat, sorti en 2010. «Penny Chenery est fascinante. Elle a évolué et réussi dans un milieu d'hommes. Son énergie me rappelle celle d'Antonine Maillet.»

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Le documentaire de Phil Comeau nous transporte avec succès dans le monde étonnant des courses de chevaux, avec ses aspects spectaculaires et ses zones d'ombre. Mais son intérêt va bien au-delà. À la manière d'un road movie, il nous présente le parcours fascinant d'un homme courageux et intègre, devenu paraplégique à l'âge de 36 ans.

Cet après-midi, à Baltimore, le Preakness Stakes sera présenté. Pas facile de prédire le gagnant. Mais on devine déjà que le vainqueur ne battra pas le record de vitesse de Secretariat. Ses chronos dans les trois épreuves de la Triple Couronne demeurent la référence.

Ron Turcotte, désormais âgé de 71 ans, surveillera la course avec attention. En se rappelant ses moments de gloire. Et en sachant que sa contribution aux victoires de Secretariat est désormais consignée dans un passionnant documentaire.

Le documentaire sera disponible le 31 mai sur le site www.onf.ca