Ce souvenir d'enfance est universel. Au milieu d'une patinoire, d'un terrain de sport ou d'une cour de récréation, entourés de jeunes de notre âge, nous avons les yeux rivés sur les deux capitaines s'apprêtant à choisir les membres de leur équipe. À chaque nom appelé, nous feignons l'indifférence. Comme si cette sélection ne constituait qu'un banal passage obligé avant le début du match. Mais une sourde angoisse nous habite. Personne ne veut être le dernier choisi!

Ce tourment intérieur, quelques grandes vedettes de la Ligue nationale le vivront le 28 janvier, lors de la composition des équipes d'étoiles qui s'affronteront deux jours plus tard à Raleigh, en Caroline du Nord. Dans un spectacle télévisé à heure de grande écoute, les capitaines choisiront joueur par joueur les membres de leur formation, comme lorsqu'ils étaient petits.

Les plus malchanceux patienteront de longues minutes avant d'entendre leur nom enfin prononcé dans les dernières rondes. Pas facile, lorsqu'on est une vedette de son sport, payée plusieurs millions par saison, de se tourner les pouces en attendant qu'un Sidney Crosby, un Jonathan Toews ou un Alexander Ovechkin daigne enfin faire appel à nous!

L'affaire est délicate. Au point où, en annonçant le concept en novembre dernier, la LNH et l'Association des joueurs ont évoqué la possibilité d'amoindrir le choc en permettant aux capitaines de choisir deux ou trois joueurs d'un seul coup à la fin du repêchage! Cette solution fut finalement rejetée et le repêchage aura lieu jusqu'au bout dans ses formes traditionnelles, celles qui ont fait frémir plus d'un écolier.

Seule exception: tous les gardiens devront avoir été repêchés à la fin de la 10e ronde et tous les défenseurs à la fin de la 15e. À ce moment, il ne restera que six attaquants sur la sellette. Pariez que le dernier choisi sera celui que tous les journalistes s'arracheront dans les minutes qui suivront! Souhaitons-lui l'esprit d'humour.

L'homme derrière ce concept s'appelle Brendan Shanahan, un ancien joueur vedette ayant lui-même participé huit fois à cette classique annuelle. Retraité depuis 2009, il est depuis un an vice-président au développement des affaires et du hockey de la LNH.

Dites-moi, M. Shanahan, comment avez-vous convaincu les meilleurs joueurs de la Ligue nationale de se prêter à cet exercice? Après tout, ils sont habituellement peu enclins à la rigolade lorsque leur image de marque est en jeu.

«Les gars s'amusent plutôt de la situation, répond-il. Ils sont prêts à courir le risque d'être parmi les derniers sélectionnés. Après tout, ils participent au match des Étoiles. Beaucoup de leurs camarades aimeraient être à leur place.»

Brendan Shanahan s'exprime avec confiance, manifestement à l'aise dans son nouveau poste administratif. Après avoir disputé 1500 matchs, inscrit 656 buts et remporté trois Coupes Stanley, l'ancien attaquant, reconnu pour son flair autour du but et sa pugnacité dans les coins de patinoire, a troqué avec succès son équipement de hockey pour un complet-cravate. À son bureau de New York, il prend mon appel entre deux des nombreuses réunions qui meublent désormais son quotidien.

«Je me sens comme à l'école, dit-il. Je participe à une foule de meetings sur tous les enjeux touchant notre industrie. Mes collègues sont mes professeurs: ils me donnent des projets à réaliser!»

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L'un des premiers travaux pratiques soumis à l'élève Shanahan fut la refonte du match des Étoiles. Les sempiternels affrontements entre les conférences de l'Est et de l'Ouest laissaient les amateurs sur leur faim. Shanahan a voulu insuffler une énergie nouvelle à cette grande fête du hockey.

Cet intrigant repêchage, sympathique clin d'oeil à tous les poolers qui s'arrachent les cheveux chaque automne pour bâtir la meilleure équipe possible, c'est à lui qu'on le doit. Il a aussi convaincu ses patrons de rompre avec une tradition sacrée: la présence d'au moins un joueur de chaque équipe. Ainsi, aucun membre des Panthers de la Floride, des Sabres de Buffalo, des Islanders de New York et des Coyotes de Phoenix ne participera au match. Comme si la LNH officialisait leur opération reconstruction! Les seuls représentants de ces équipes durant le week-end des étoiles seront des recrues invitées au concours d'habiletés.

«J'ai toujours aimé le match des Étoiles, explique Shanahan. Enfant, je regardais Guy Lafleur, Wayne Gretzky et Mario Lemieux participer à cette rencontre et ils semblaient patiner avec un sourire au visage, comme des comédiens qui sortent de leur rôle. L'aspect solennel de la présentation des joueurs m'impressionnait. Plus tard, lorsque ce fut mon tour d'y jouer, j'ai aimé observer comment les plus grands se préparaient.»

Père d'un garçon de 8 ans passionné de hockey, Shanahan ajoute: «Tu sais, beaucoup de gens sont cyniques à propos de cette rencontre. Mais pas les enfants. Leurs yeux brillent en voyant les meilleurs joueurs du monde s'amuser sur une patinoire. La formule de cette année, avec ce repêchage conduit par les deux capitaines et leurs adjoints, nous retrempera dans notre enfance et nous rappellera que le hockey est d'abord un jeu merveilleux.

«Le dernier gars choisi? Je lui souhaite d'être nommé le joueur par excellence de la rencontre! Je suis sûr que plusieurs fans s'identifieront à lui. Beaucoup de gens ont vécu cette expérience en grandissant.»

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Au sein de la LNH, Brendan Shanahan monte rapidement en grade. Apprécié de ses collègues, reconnu pour sa capacité à générer des idées nouvelles, il fait partie d'une nouvelle génération de gestionnaires dans le sport professionnel.

«Je me suis toujours intéressé au côté affaires du hockey, dit-il. J'ai été représentant des joueurs de mon équipe durant plusieurs saisons. Ma carrière terminée, je voulais demeurer dans le hockey.»

Lorsque le lock-out ayant forcé l'annulation de la saison 2004-05 a pris fin, un comité composé de quatre joueurs, quatre directeurs généraux et un propriétaire d'équipe a été formé pour proposer des modifications aux règlements. Shanahan, alors membre des Red Wings de Detroit, fut choisi par ses pairs pour participer aux travaux. C'est au sein de ce forum qu'il a rencontré Bob Gainey, un acteur de premier plan dans cette vaste réflexion.

«Bob Gainey a eu une influence majeure sur moi, explique Shanahan. Lorsque j'ai joué contre lui au début de ma carrière, il m'impressionnait déjà beaucoup. La manière dont il a ensuite réalisé la transition en homme de hockey réfléchi m'a profondément marqué. Comme modèle inspirant, son nom est là, tout au haut de ma liste.»

La création de ce comité, toujours en place aujourd'hui, fut un résultat concret de la nouvelle convention collective. Pour la première fois, les joueurs obtenaient une voix dans la gestion de leur sport. La LNH prenait ainsi un tournant historique.

Le comité proposa des amendements majeurs aux règlements, tous entérinés par le Bureau des gouverneurs: extension des zones offensives, autorisation des passes franchissant deux lignes, implantation des tirs de barrage, encadrement plus serré de l'obstruction... La «nouvelle» Ligue nationale était née.

«Participer à ces travaux fut une grande source de satisfaction, dit Shanahan. Le défi était gigantesque.»

Après avoir défendu les intérêts des joueurs dans leurs négociations avec les propriétaires durant une bonne partie de sa carrière, Shanahan se retrouve soudainement de l'autre côté de la clôture.

«Je n'analyse pas les choses ainsi, dit-il. Je ne crois pas à la théorie du «eux» contre «nous». Nous devons travailler tous ensemble à l'amélioration de notre sport. Je veux jouer un rôle positif, pas prendre parti.»

Brendan Shanahan sera au coeur de l'action lors des festivités entourant le match des Étoiles, à Raleigh, en Caroline du Nord. Parions que ce ne sera pas la dernière fois.