Laurent Fignon, l'un des champions charismatiques du cyclisme, est décédé hier à Paris des suites d'un cancer à l'âge de 50 ans. On se rappelle davantage d'une défaite que de ses victoires. Il a subi un échec dont il a eu peine à se remettre au dernier jour du Tour de France 1989 devant Greg LeMond. Notre chroniqueur nous raconte ses souvenirs du double vainqueur de la Grande Boucle (1983, 1984).

Un hôtel d'Orcières-Merlette, station sportive des Hautes-Alpes, le lundi 17 juillet 1989. Les coureurs du Tour de France, qui se mesureront demain au col de l'Izoard, profitent d'une journée de repos. Avant de monter sur son vélo pour l'entraînement, Laurent Fignon rencontre les journalistes, un exercice qu'il n'apprécie pas.

Soudain, un reporter français, arrivé avec une bonne vingtaine de minutes de retard, lève la main et s'informe de ses plans pour la journée. La tension dans la pièce, déjà élevée en raison du ton sec de Fignon depuis le début de la conférence de presse, augmente d'un cran avec sa réponse: «Ce sera la cinquième fois que je le répéterai. Pourquoi n'étiez-vous pas ici en temps? Je vous en fais la remarque parce qu'on me reproche tant de choses à moi.»

Cette réplique acerbe m'avait impressionné. Il fallait du culot pour remettre ainsi à sa place un journaliste qui ne méritait pas mieux. En revanche, il était clair que Fignon, déjà détesté par une bonne partie des reporters affectés à la couverture du Tour, ne voyait aucun intérêt à adoucir son image.

Trois semaines plus tôt, à mon arrivée en France où La Presse m'avait dépêché pour suivre la plus grande course de vélo du monde, je connaissais peu Fignon, sachant tout juste qu'il avait remporté deux fois la victoire à Paris. Très vite, je fus captivé par cet athlète arrogant, franc, direct. Fignon cachait mal, derrière son bagou et sa morgue, une intrigante fragilité. Il était partagé entre la colère de ne pas être apprécié à sa juste valeur et la certitude de constituer un grand champion.

Je n'étais accrédité que depuis quelques heures lorsque j'appris la dernière frasque de Fignon. Dans une entrevue à L'Équipe, il s'interrogeait sur la valeur de l'Italien Fausto Coppi, une légende du vélo. La réaction fut terrible. Ébranlé, Fignon adressa une lettre à la rédaction du journal pour préciser son point de vue. Tout en ajoutant que même si ses propos étaient bien cités, le journaliste s'était peut-être permis quelques raccourcis: c'est si difficile à résumer, deux heures d'entrevue...

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Et puis la formidable bataille s'est enclenchée. D'un côté, Fignon, stressé et tourmenté par ses démons; de l'autre, Greg LeMond, le miraculé américain, ayant frôlé la mort dans un accident de chasse deux ans plus tôt, décontracté et amical. Les deux hommes ne s'appréciaient pas.

Parfois, LeMond osait une petite blague. «Vous savez, Laurent Fignon et moi, nous luttons l'un contre l'autre, mais ça ne nous empêchera pas d'aller danser ensemble au Moulin Rouge, à Paris, quand le Tour sera fini.» En revanche, il suffisait de le faire réagir à la dernière craque de son rival pour que LeMond perde patience. «Fignon est un gars sympathique. Mais seulement lorsqu'il ne gagne pas. Lorsqu'il prétend à la victoire, il me critique, comme il critique beaucoup d'autres personnes.»

Dans son autobiographie, Fignon raconte qu'un matin, au village-départ, LeMond l'engueula à la suite de ses déclarations de la veille, où il lui avait reproché de ne pas courir avec le panache d'un maillot jaune. «Son image était égratignée et il n'aimait pas ça, écrit Fignon. Greg LeMond est quelqu'un qui a toujours fait attention à sa popularité auprès du grand public et des journalistes, qu'il brossait toujours dans le sens du poil (...) Moi, je n'ai jamais su faire ça.»

Tout au long de ce Tour, les deux hommes luttèrent pour la première place. À 72 heures de l'arrivée, Fignon remporta la 18e étape et prit une avance de 50 secondes sur LeMond. Il monta ensuite sur le plateau d'Antenne 2 où l'animateur Jacques Chancel comptait, parmi ses invités, Alain Decaux, ministre de la Francophonie. Ce qui suivit fut du Fignon à l'état pur. Ses fines lunettes à monture verte et branches dorées sur le nez, cultivant son image vaguement intello, il commenta la course, bien sûr, mais donna aussi son avis sur l'évolution de notre langue. Tout cela après un effort physique gigantesque et le visage toujours ruisselant de sueur.

«La langue française est très riche et je trouve dommage que le franglais prenne de plus en plus de place dans nos conversations de tous les jours. Je n'aime pas non plus toutes ces expressions qui diminuent un mot, comme doc pour docteur, par exemple.»

Trois jours plus tard, Fignon s'écroula sur les Champs-Elysées. Dans un contre-la-montre, LeMond le devança de près d'une minute et remporta le Tour par huit petites secondes. Jamais le Tour n'avait connu une fin pareille! Ce soir-là, sur le coup de 19h, Fignon rencontra les journalistes dans un restaurant de Paris. De nombreux amis de la maison étaient présents. À son arrivée, ils lui firent une ovation. «Que je sois battu par 8, 10 ou 20 secondes n'a pas d'importance, déclara-t-il. Le plus dur, c'est de perdre le maillot jaune le dernier jour du Tour.»

Cette défaite bouleversa Fignon. Il ne s'en remit jamais tout à fait. «Il m'a fallu trois jours pour reprendre pied, explique-t-il dans son livre. Et quand j'écris «reprendre pied», ce n'est là qu'une formule de style. Car on ne fait jamais son deuil d'un événement aussi violent; au mieux parvient-on à en domestiquer les conséquences psychologiques.»

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La mort de Fignon me touche. Sans doute parce que sa carrière est si intimement liée au Tour de 1989, la plus extraordinaire compétition sportive à laquelle j'ai jamais assisté.

Sans doute parce qu'il était un sportif hors normes, à la personnalité fascinante et complexe.

Sans doute parce qu'on se souviendra d'abord de lui en raison d'une défaite déchirante plutôt que de deux grandes victoires.

Sans doute parce qu'il avait le même âge que moi, 50 ans.

Sans doute parce que, lors d'un séjour en France l'an dernier, j'ai été si impressionné par sa foi dans la vie. Affaibli par ses traitements contre le cancer, il commentait le Tour à la télévision avec une perception hors du commun. Voix posée, ton sobre, l'ancien champion décortiquait les nuances de la course avec passion et générosité.

Fignon est mort. Si jamais la vie devait nous proposer une épreuve aussi cruelle, souhaitons-nous de l'affronter jusqu'au dernier jour avec sa dignité et son courage.