Le 21 février 2009, l’agent Patrick Bigras a été traumatisé. C’est lui qui est entré chez Guy Turcotte. C’est lui qui a arrêté le cardiologue. C’est lui qui, le premier, a vu les corps des deux enfants assassinés.

Le policier a ensuite passé deux mois et demi en congé de maladie, après le drame. Il était secoué. Plus que secoué, en fait : en choc post-traumatique.

Les policiers se font une carapace à force d’intervenir dans des circonstances horribles. Il le faut. Ils sont souvent les premiers à arriver sur la scène d’une tragédie. Et la mort est souvent au bout de l’appel d’urgence.

Ils et elles tentent de réanimer des personnes victimes de crise cardiaque, tombées du troisième étage en nettoyant les fenêtres. Ils décrochent des désespérés qui se sont pendus, tiennent la main de malchanceux happés par une voiture et qui ne pourront être sauvés.

Ces gens-là développent une carapace. Il le faut. Comme les ambulanciers, comme les pompiers, comme le personnel des urgences.

La majorité des policiers côtoieront la mort, donc. La mort d’adultes, le plus souvent. Cette carapace leur permet de continuer à travailler.

Mais la carapace peut être fissurée. On ne sait jamais ce qui peut la fissurer. Un évènement horrible ne cause pas forcément un traumatisme durable, aussi horrible soit-il. Mais rien ne fissure plus sûrement la carapace qu’un enfant qui souffre. Là-dessus, ils et elles vous le diront : la mort d’un enfant fait une brèche dans une carapace.

Imaginez deux enfants morts…

Patrick Bigras s’est suicidé vendredi dernier. Son nom n’était pas connu. Le nom « Patrick Bigras » s’était retrouvé dans les manchettes lors des deux procès de Turcotte, quand il est venu témoigner de ce qu’il avait vu, de ce que le cardiologue assassin lui avait dit, quand il l’a trouvé recroquevillé sous un lit, dans la maison de Piedmont.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Le policier Patrick Bigras

En 12 ans au sein de la police, Patrick Bigras était intervenu sur une vingtaine de scènes de suicide. Piedmont, le 21 février 2009, fut le pire évènement qu’il avait vécu, professionnellement. Il l’a dit au tribunal. Même chose pour son partenaire Marc-Antoine Bigué. Rien ne prépare un policier à découvrir deux enfants mutilés. Il n’y a pas de gilet pare-balles contre ça.

Ceux qui l’ont connu témoignent depuis lundi. Quelques-uns l’ont dit, en filigrane : Patrick Bigras a été durablement marqué par le 21 février 2009. C’était su.

Ils décrivent aussi un homme drôle, bon vivant. Un leader au poste de la Sûreté du Québec où il travaillait dans les Laurentides. Il n’était donc pas qu’un traumatisé, je pense qu’il faut le souligner. Il avait repris sa vie. Il n’était pas qu’un traumatisé, mais il l’était aussi.

Depuis lundi, la trame narrative qui entoure la mort de ce policier est limpide : voici une autre victime de Guy Turcotte, la troisième victime de Turcotte.

Turcotte est encore honni au Québec. C’est toute une société qu’il a traumatisée, le 21 février 2009, dans ce drame qui s’est étiré sur les sept années qu’a duré sa saga judiciaire jusqu’à sa condamnation, en 2015.

Pour ça, parce que Turcotte a marqué l’imaginaire comme aucun autre meurtrier depuis une génération au Québec, peut-être que c’est de bonne guerre de lui mettre une troisième mort sur le dos, celle de l’agent Bigras, plus de 10 ans après les faits…

Mais je ne sais pas si c’est productif collectivement pour cet enjeu délicat et complexe qu’est la santé mentale.

Ce serait simple – et rassurant – si Patrick Bigras s’était suicidé parce qu’il ne pouvait pas passer par-dessus la scène d’horreur qu’il fut le premier à découvrir, à Piedmont, en février 2009.

Ce serait simple – et satisfaisant – si Guy Turcotte était responsable de la mort de l’agent Bigras.

Ce serait simple pour notre compréhension de l’esprit humain et de la mécanique infernale qui pousse quelqu’un à penser au suicide.

Ce serait simple, mais j’ai juste peur que la réalité ne le soit pas autant. Le suicide est multifactoriel. On ne se suicide pas par peine d’amour ou parce qu’on a perdu son emploi. On se suicide pour plein de raisons, pour une cascade de cercles vicieux qui culmine par un geste impulsif, le plus souvent.

Penser qu’on se suicide pour UNE raison, ça n’aide pas à démystifier ce fléau. Patrick Bigras était en congé de maladie au moment de sa mort, il vivait une séparation décrite comme étant difficile. Alors il y a ça, aussi. Mais même savoir ça – le traumatisme de 2009 et la séparation récente –, ce n’est pas savoir ce que vivait ce policier.

Quand on lit les témoignages, Patrick Bigras était un bon vivant, un blagueur au rire communicatif, tripeux de voyages de moto, un meneur.

Ça, c’était la surface. Mais, justement, on ne sait jamais ce qui se passe vraiment sous la surface. Sous la surface, seul avec soi-même. Quand il n’y a plus de masque, plus de carapace, il y a des courants qui peuvent nous entraîner vers l’abîme…

C’est vrai pour tout le monde. C’est vrai pour les policiers, malgré leur carapace. C’était vrai pour Patrick Bigras, matricule 13049, l’un des 800 hommes qui se suicideront au Québec cette année.

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer avec un intervenant de Suicide action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).