Sur la photo, Florian Germain est à la barre de son voilier, le Fascination II. Le temps est magnifique, beau soleil. Il me dit : c’était à notre arrivée à New York. La photo, c’était 1993. Florian a 55 ans.

C’est son épouse Marie-Claire qui a pris la photo : Florian a l’air sérieux, les yeux cachés derrière les verres fumés sont rivés sur l’horizon.

Fast forward, 26 ans plus tard, une vie plus tard, à Terrebonne.

Florian est assis à la table à manger de l’appartement de Terrebonne qu’il partage avec Marie-Claire. Il a 80 ans. Il flotte un peu dans sa chemise. Il est malade, d’un cancer.

Il m’a écrit pour me dire qu’il devrait déjà être mort, mais qu’il est encore vivant, à déjouer les pronostics et à réfléchir à la vie, à sa vie.

Il m’a écrit pour m’inviter à le voir, pour jaser.

Ça tombait bien, j’avais affaire à Terrebonne et je me suis pointé chez Florian et Marie-Claire par l’un de ces matins pluvieux de ce mois de mai frette où on regrettait de ne pas avoir mis de camisole sous le t-shirt.

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Je suis parti à rire très fort cette semaine en lisant une étude de la Société canadienne d’hypothèques et de logement. La SCHL ne fait pas dans l’humour, comme on le sait, elle qui garantit les prêts hypothécaires des acheteurs de maison.

Je lisais donc l’un de ces documents de la SCHL regorgeant de tableaux comparatifs, suintant de médianes et saupoudré de pourcentages, autant de pièces à conviction démontrant qu’acheter une propriété en banlieue revient moins cher qu’acheter à Montréal, même en prenant en compte les frais de transport vers Montréal, pour le boulot…

Puis, soudain, ces mots involontairement désopilants, page 14 : 

« Autrement dit, en utilisant l’exemple précédent, lorsqu’un ménage accorde peu de valeur au temps supplémentaire qu’il consacre pour se rendre à son lieu de travail, l’économie qu’il réalise sur les paiements hypothécaires (incluant les frais de déplacement) sera très peu touchée par ce temps. Par contre, si le ménage accorde une très grande valeur à son temps, de plus longs déplacements vers le travail pourraient réduire ou faire disparaître l’économie sur les obligations hypothécaires d’une maison achetée à Laval plutôt qu’à Montréal… »

J’ai ri.

Ça existe, quelqu’un qui n’accorde pas une très grande valeur à son temps ?

Quelqu’un qui préfère passer du temps assis sur la 15 Nord pour entrer sur la voie de desserte qui mène à la 440 Est plutôt que d’être en train de jouer au hockey dans la rue avec ses enfants, de faire du jogging, de réparer la porte du cabanon ou de faire l’amour ?

Le temps est une ressource non renouvelable.

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Florian pèse 120 livres, il est tout frêle, il n’est plus l’homme dans la force de l’âge sur le pont du Fascination II, en route vers le Sud au début d’un voyage de deux ans à vivre des aventures aux États-Unis, à Cuba, au Bélize, au Mexique, au Guatemala…

« Il y a quatre ans, dit-il, ils m’ont dit : vous avez neuf mois à vivre… »

Pourtant, Florian est encore là, sous les bons auspices des soins palliatifs à domicile de l’hôpital Le Gardeur, amaigri mais vivant. Comme si la mort avait perdu le bon de commande portant son nom.

Une vie improbable pour un ti-cul de Warwick qui a dû quitter l’école en sixième année, dernier d’une famille de 14 enfants. L’école de la vie dans la marine marchande, débrouillard comme dix, capable de démonter et de remonter des moteurs sans pouvoir t’expliquer comment il fait, un peu ingénieur, un peu architecte, entrepreneur, pilote…

La faillite avant l’achat du Fascination II, la dépression, la remise en question, la décision de ce voyage, le voyage de la vie de ce couple ensemble depuis 60 ans, du lac Champlain aux Bahamas…

« On a appris le lâcher-prise, raconte Florian.

— La mer et le vent, tu peux rien contre ça, ajoute Marie-Claire.

— On a rencontré des gens de partout. Des heureux pis des malheureux. Y a plus de gens malheureux. Même sur les bateaux… »

Marie-Claire se souvient d’une vie active, toujours sur la go : « On était remplis d’énergie ! On était des boules d’énergie, jeunes. On a fait l’Égypte en sac à dos. Notre part d’énergie, elle retourne à cette grande énergie là… »

Et Florian se met à jazzer sur la notion d’énergie. Je devine qu’il y met un É majuscule.

« L’Énergie, Florian ?

— L’Énergie de la vie, oui. Je sais que c’est là. Je peux pas te l’expliquer, pas plus que je pouvais expliquer pourquoi je pouvais remonter des moteurs… »

Florian ne croit pas en Dieu, « maudite religion », mais il soupçonne un après : « J’en sais rien, mais j’ai confiance. »

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Il y a deux petits Albert qui viennent de venir au monde dans ma périphérie, deux couples de ma connaissance qui viennent d’avoir des petits gars.

Ils sont pleins de vie et l’avenir semble si loin, quand on est si petit. C’est pareil pour leurs parents : ils se disent que l’avenir, c’est dans longtemps, c’est une destination. La maternelle, les premiers coups de pédale à vélo, le secondaire : dans cent ans…

Hier, le mien était comme les Albert, tout petit, juste capable de brailler, de chier et de téter. L’avenir était un pays qui existait, mais si lointain…

Et aujourd’hui, dans la cuisine, il a enlevé ses souliers, on s’est mesurés : mon nez est au milieu de son front. En septembre, il me dépassera.

Le père de l’un des Albert, l’éditorialiste le plus rock and roll au Canada, est en train de lire Dialogue avec la mort, le journal d’un prisonnier de guerre emprisonné par les fachos alliés à Franco. Je cite Arthur Koestler, sur le temps passé en prison à attendre d’être fusillé : « Ce temps qui, au présent, s’écoule si lentement file comme l’éclair pour le souvenir. »

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Hier, le fils de Florian m’a écrit. Je ne le connais pas. Marc savait que j’étais passé voir ses parents. Il voulait citer son père, qui venait d’écrire un courriel aux enfants…

« Je suis dans un toboggan poussé vers le bas, a écrit Florian. Je descends. Je marche quelques minutes, je dois arrêter. L’énergie ne répond pas. Heureusement, et c’est ce qui compte, ma tête est en forme. Mes pensées vont vers l’avenir. Et je sais que je serai autour de vous. »

« Très rare que notre père fasse ça, qu’il nous écrive. Nous sommes chanceux », m’écrit Marc, en parlant de la mort qui a oublié de venir chercher son père neuf mois après le diagnostic : « On a eu le temps d’apprécier chaque rencontre, chaque Noël, en se disant que ce serait peut-être la dernière rencontre, la dernière fête… »

J’ai lu les mots de Marc et j’ai pensé à ceux de l’étude de la SCHL sur la très grande valeur du temps.

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Florian et Marie-Claire ont écrit Le récit d’un rêve vécu en mer, qui raconte le voyage en voilier dont je vous parlais plus haut. Ne le cherchez pas chez Renaud-Bray, c’est un truc publié par l’imprimerie du coin, pour la famille.

À table, à la fin de l’entrevue, ils m’en donnent un exemplaire.

Avec le temps, me dit Florian, on oublie les mauvais moments…

Marie-Claire : « On embellit le passé. »

Florian : « Et on oublie le moins beau. »