C’est une chronique sur les intervenantes de la DPJ, sur leur quotidien. Mais je vais commencer avec une scène qui s’est déroulée la semaine dernière, loin du terrain où elles œuvrent.

Les journalistes mettent leurs micros sous le nez du premier ministre François Legault. Ils veulent une réaction à la mort d’Alicia*, la martyre de Granby.

Le premier ministre a des mots très durs, des mots de père d’abord, de premier ministre ensuite : « Ça prend vraiment des monstres pour avoir fait ça. »

Avec ces mots, François Legault était au diapason de la nation. Je n’ai pas souvenir d’une mort d’enfant qui ait à ce point ébranlé les Québécois, pas depuis la mort des enfants d’Isabelle Gaston en 2009.

Je reviendrai sur les mots du premier ministre en fin de chronique.

***

Elle s’appelle Gabrielle, elle est intervenante de la DPJ dans une région que je ne nommerai pas : « Oui, on tourne les coins rond parfois. Toujours la pression de performer. De prendre une décision rapide pour ensuite passer au prochain dossier. Alors on en échappe, oui, et on espère qu’il n’arrivera pas un malheur… Comme à Granby. »

J’ai fait un appel à tous via ma page Facebook cette semaine, pour savoir quel est le quotidien des intervenantes de la DPJ.

J’ai arrêté de compter à 100.

J’ai échangé électroniquement avec plusieurs intervenantes – en majorité, ce sont des femmes – comme Gabrielle. J’en ai appelé. J’en ai rencontré.

Je sors de ces échanges avec un sentiment de vertige. Si ces filles-là pouvaient parler librement, si elles allaient raconter à visage découvert chez Pierre Bruneau, Patrice Roy ou Paul Arcand l’absurdité du système dans lequel elles essaient de sauver des enfants…

Vous grimperiez dans les rideaux.

C’est pour ça que l’État utilise le bâton du « devoir de loyauté » pour sanctionner ses employés qui disent la vérité. À la DPJ, dans les hôpitaux, à l’Agriculture, name it. Parce que l’État sait que si vous saviez ce que l’État permet en votre nom, vous lui demanderiez des comptes…

Elles sont des dizaines à m’avoir écrit pour me raconter ce que c’est, travailler à la DPJ. Je leur ai garanti l’anonymat, sinon elles risquent le congédiement.

Je les remercie de m’avoir parlé.

***

Dénominateur commun de TOUTES les observations des intervenantes terrain de la DPJ : la charge de travail est trop lourde. Trop de dossiers à piloter.

Marie travaille à l’évaluation des signalements : « On ne va pas chez nos clients tous les jours. Même pas toutes les semaines. Car à 26 dossiers par intervenant, c’est pas humain. »

Pascale : « Je suis dans l’équipe des 0-5 ans. J’ai 27 enfants, répartis dans 18 familles. Je travaille 35 heures par semaine. Fais le calcul : t’as deux heures par famille. Mais si je passe une journée à la cour, enlève 7 heures : il me reste 28 heures pour mes 18 familles, là j’ai une heure et demie par famille. C’est pas assez… Et je compte même pas les fois où ça me prend une heure pour aller rencontrer la famille. »

Julie : « J’ai 30 dossiers actifs. J’ai une semaine de 35 heures. C’est IMPOSSIBLE d’être efficace. »

Bref, les intervenantes terrain de la DPJ n’ont pas assez de temps. Beaucoup d’entre elles travaillent donc sur « leurs » heures. Soir, week-end. Du travail pas payé. Comme les enseignantes, tiens…

Juste pour visiter les familles d’enfants signalés à la DPJ, elles n’ont pas assez de temps. Mais l’intervention n’est qu’une partie de leur travail : il y a aussi la paperasse, le temps passé à tout documenter, des rencontres avec les collègues et patrons pour déterminer quelles approches adopter dans le dossier X, Y ou Z…

Et préparer les procès où elles doivent convaincre monsieur le juge de placer Jade-Émilie, 4 ans. Il faut les préparer, les procès.

Parce que c’est un job de fou, le roulement de personnel est important, de même que les congés de maladie. Ce serait intéressant que le ministre délégué aux Services sociaux ordonne aux CIUSSS du Québec de révéler les statistiques là-dessus. 

Ce n’est pas pour rien que les CIUSSS envoient les journalistes poireauter en accès à l’information : la réalité est gênante…

Il y a donc pénurie de travailleuses. Rachel : « On manque de personnel parce que personne ne veut venir travailler ici. »

Émilie a travaillé à la DPJ. Elle a lâché, même si elle se sentait utile. Elle a choisi sa santé mentale en allant ailleurs dans le réseau, pour travailler avec les vieux : « Sais-tu combien de spectacles d’école de mes enfants j’ai dû rater parce que j’ai dû aller au tribunal d’urgence ? Combien de soirs je suis rentrée à 22 h, après avoir expliqué à un enfant de 10 ans en larmes la décision de madame la juge, en ravalant mes larmes à moi ? Enfant que je suis allée reconduire… À une heure de route. Et le lendemain, ça recommence. »

Et le lendemain, le ministre de la Santé le plus sans-cœur et le plus arrogant de l’histoire récente a inventé de droit divin une réforme qui, de l’avis général, a jeté encore plus de vinaigre sur la plaie ouverte d’une DPJ déjà exsangue…

Exactement comme l’avaient prédit ceux qui critiquaient son projet de réforme des structures.

Les maux de la DPJ n’ont pas commencé avec la réforme-à-Barrette, mais depuis la réforme, c’est pire, me dit un employé des finances d’un CIUSSS : « M. Barrette disait que les services aux usagers n’ont pas été touchés. C’est faux, archifaux. J’ai vu les budgets accordés à la jeunesse fondre comme neige au soleil. J’ai vu les départs massifs de travailleurs sociaux et d’éducateurs spécialisés à bout de souffle par manque de ressources et de soutien de la part des directions. Pas de remplacements, car on n’a pas de budget, et on augmente les “case loads” des éducateurs encore debout. J’ai vu la liste d’attente dépasser la centaine d’enfants ayant besoin de services s’allonger sans que l’on puisse y mettre une cenne de plus pour désengorger le réseau et venir en aide le plus rapidement possible… Tout ça et bien d’autres choses se produisent malheureusement depuis le 1er avril 2016. »

Et depuis la réforme, il y a encore plus de paperasse, encore plus d’optimisation imposée par des cadres décérébrés mais parfaitement formés à la méthode Toyota-Lean-Machin par des profs de HEC qui n’ont jamais fait d’intervention psychosociale, qui ne sont jamais entrés dans le logement insalubre d’une famille où il faut déterminer pourquoi la petite de 3 ans a l’herpès, une situation difficile à « minuter », loin des HEC…

Une travailleuse qui coordonne les cas les plus difficiles avec les intervenantes : « Il y a 15 ans, j’avais 60 dossiers actifs. Là, c’est plus que 100. Je rattrape mes dossiers le soir, les week-ends. Mais ça ne suffit pas. Ça n’est pas vrai que je peux donner le même service qu’il y a 15 ans. »

Dans la réforme du génie de La Pinière, les DPJ régionales ont été fondues dans le grand ensemble des CIUSSS. Leur influence, leurs besoins : ça a fondu aussi.

Un exemple, absurde, de l’uniformisation, raconté par Marie-Ginette, qui œuvre à la DPJ du CIUSSS de l’Estrie, là où Alicia était suivie : « La dissolution de notre spécificité au bénéfice du CIUSSS a entraîné une uniformisation des pratiques. Donc, nous allons toutes recevoir une formation sur le lavage de mains sous peu. Comme si on travaillait dans un hôpital, où se laver les mains est important. Je n’ai déjà pas de temps, et là, comme une vingtaine d’autres intervenantes payées 30 $ l’heure, je vais obligatoirement assister à cette formation… »

Je vous ai dit que les intervenantes manquent de temps ?

Oui, je vous l’ai dit.

Au moins, chers Québécois, sachez qu’elles auront les mains propres en manquant de temps…

***

Elles étaient en congé. Hasard. Elles voulaient me parler.

« On pourrait passer à La Presse.

— Go ! »

Elles sont passées le jour même. À deux, 20 ans d’expérience en DPJ. On a jasé pendant une heure et demie. Les structures. Les frustrations. Les délais. Les victoires : « Personne ne parle jamais de nos succès. »

Et la misère, la grosse, grosse misère émotive et sociale qui sous-tend la majorité des cas d’abus et de négligence graves, comme ceux du milieu d’Alicia.

Se dépatouiller là-dedans, dans la crasse d’humain et dans la rigidité des structures uniformes du « réseau ». Rigidité ? Elles m’ont par exemple expliqué l’absurdité des « tables d’accès », où elles doivent appeler pour qu’on les oriente vers des services d’appui aux parents, disponibles au CLSC, lequel est dans le même maudit CIUSSS que leur DPJ. Genre, des ateliers qui apprennent aux parents inaptes comment être moins inaptes.

« Vous pouvez pas juste appeler au CLSC ?

— Non. C’est le protocole… »

Délais de retour d’appel de la « table d’accès » : de 7 à 14 jours. Plus, si le gars de la « table d’accès » est en vacances. Ou malade.

« Et le délai entre la table d’accès et le service d’appui parental du CLSC ?

— Six mois. »

J’ai échappé quelques jurons du terroir, pas la seule fois cette semaine alors que j’étais exposé aux histoires de ces intervenantes…

Elles allaient repartir. Ça faisait une heure et demie qu’elles me racontaient la vie à la DPJ. J’ai demandé leurs numéros de téléphone, pour faire un suivi. Je me suis inquiété : 

« Ce sont vos cellulaires à vous ? Pas ceux de la job ?

— Oui, oui. Pourquoi ?

— Je suis parano. Je veux pas que vos boss sachent qu’on s’est parlé…

— Oh, on n’a pas de cellulaire de la job ! »

J’ai fait de gros yeux ébahis. Comment ? La DPJ ne vous fournit pas de téléphone pour le travail ? Réponse : il y en a trois pour l’équipe de 12, on se les partage. Elles riaient, quasiment de bon cœur : regarde le journaliste qui pense que la DPJ fournit des cellulaires à toutes les intervenantes de la DPJ…

« Alors vous prenez… Vos cellulaires personnels ?

— Ben oui ! Sinon, on n’y arriverait pas. »

Lâchez pas, les filles.

Ce que vous faites est important.

***

En DPJ, il manque d’intervenantes.

Celles qui sont là manquent de temps. Elles sont surchargées.

Et il y a 3300 signalements en attente de réponse dans le territoire du Québec. Au point que je ne compte plus les profs et directeurs d’école qui m’ont dit : « J’ai fait un signalement et la DPJ ne m’a pas encore rappelé. »

Tout ça était connu avant la mort d’Alicia.

Le système est monstrueux.

Ce qui nous ramène à notre premier ministre. François Legault ne peut rien contre les monstres qui ont négligé Alicia, l’ont martyrisée et ont causé sa mort. Il ne peut que dire son indignation, qui est celle de toute la nation.

Mais pour le monstre qu’est le système dans lequel la DPJ n’est qu’un rouage ?

Pour transformer ce monstre-là en autre chose, il n’y a pas un Québécois qui soit mieux placé que François Legault.

* Nom fictif