Je ne comprends pas le petit sourire qu'avait Justin Trudeau en prenant le micro, hier soir. Ce petit sourire avait quelque chose d'indécent, en complet décalage avec les révélations explosives de son ancienne procureure générale.

Jody Wilson-Raybould a témoigné de « sa » vérité pendant quatre heures, hier, au Parlement. Et cette vérité sur SNC-Lavalin montre un premier ministre qui a mis des considérations politiques au-dessus de la primauté du droit.

On sait la trame de fond. SNC-Lavalin veut un accord de poursuite différée - tout à fait légal - pour éviter un procès au criminel pour ses agissements en Libye.

Mais le Bureau des poursuites publiques (BPP) refuse d'accommoder SNC-Lavalin, estimant que la firme de génie québécoise n'y a pas droit.

Commencent alors des appels du pied de l'entourage du PM pour que Mme Wilson-Raybould, en tant que procureure générale, ordonne aux procureurs au dossier de négocier un tel arrangement.

Jody Wilson-Raybould étudie la demande, parle à ses fonctionnaires, demande des avis juridiques. Puis, elle tranche : elle ne demandera pas au BPP de négocier un tel arrangement avec SNC.

Elle considère que SNC n'y a pas droit.

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C'est à peu près ici que l'histoire aurait dû s'arrêter. Je dis « à peu près » parce que oui, le cabinet peut « conseiller » la procureure générale. Mais on marche alors sur une ligne très fine où on risque de piétiner du gros orteil l'indépendance de la procureure générale.

Et on dirait bien que c'est ce qui s'est passé.

Dans son témoignage en comité parlementaire, hier, Jody Wilson-Raybould avait confirmé ce que le Globe and Mail a révélé avec fracas il y a quelques semaines : pour accommoder SNC-Lavalin, l'entourage de Justin Trudeau a fait des pressions sur la procureure tout au long de l'automne 2018.

Elle a donné des noms : le secrétaire principal Butts, la chef de cabinet Telford, le conseiller Bouchard, le fonctionnaire numéro un du gouvernement Wernick et bien d'autres.

Elle a cité des dates d'appels, de rencontres ; elle a cité des mots prononcés par tous ces gens qui voulaient qu'elle force un règlement avec SNC-Lavalin, pour éviter que SNC-Lavalin ne soit condamnée au criminel, ce qui la priverait de contrats publics pendant 10 ans.

C'est pour ce genre d'appels et de rencontres après sa décision que Jody Wilson-Raybould a parlé d'une « campagne soutenue » pour lui faire changer d'idée dans le dossier SNC-Lavalin.

Elle a dit que le premier ministre, pour souligner l'aspect éminemment politique de l'avenir de SNC-Lavalin, lui a rappelé qu'il était lui-même « un député du Québec, député de Papineau »...

C'est pour ce genre de commentaire que Jody Wilson-Raybould estime avoir été l'objet de pressions « indues ».

Plus tard, le 19 décembre, le greffier Wernick du Conseil privé - le ministère du premier ministre - lui a dit ceci : le premier ministre va trouver une solution avec ou sans vous, et je dois vous dire que vous êtes sur une trajectoire de collision avec lui...

C'est pour ce genre de commentaire que Jody Wilson-Raybould estime avoir été la cible de « menaces voilées » quant à son avenir politique.

Elle a témoigné avoir pensé, en ce 19 décembre 2018, qu'elle pourrait bien se faire congédier dans un scénario digne d'un « Massacre du samedi soir », du nom d'un des épisodes les plus célèbres de la saga du Watergate...

Ce samedi soir-là, le 20 octobre 1973, les deux plus hauts gradés du département de la Justice de Richard Nixon ont refusé les ordres du président de congédier le procureur spécial qui enquêtait sur son administration. Ces deux démissions - deux refus de piétiner l'État de droit pour des considérations politiques - sont devenues légendaires dans la chronologie du Watergate qui coula Richard Nixon...

Ce flash qu'elle a eu au sujet du Massacre du samedi soir de Nixon fut prophétique : Mme Wilson-Raybould, au retour des Fêtes, a été tassée vers un ministère beaucoup moins important. Justin Trudeau n'est pas Richard Nixon, mais quand même : le politique a fait une jambette à un procureur général, dans les deux cas.

Elle a tout de suite fait un lien avec son refus de prendre la « bonne » décision dans le dossier SNC-Lavalin.

Je vois mal comment on pourrait la contredire, surtout quand on sait les pressions intenses que SNC effectuait sur ceux-là mêmes qui ont fait pression sur elle.

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Tout de suite après le témoignage de l'ancienne procureure générale, ce fut le déferlement de tuiles politiques pour son ancien patron, Justin Trudeau.

Dans la soirée de ce mercredi 27 février, on a prononcé les mots « enquête publique », « enquête criminelle » et « démission » en ciblant le premier ministre.

On verra comment, au cours des prochains jours, Justin Trudeau naviguera dans ce fouillis qu'il a lui-même créé.

Mais on a vu, hier, que pour le premier ministre et des gens agissant sur ses ordres, l'État de droit et l'indépendance de la procureure générale ont été au minimum négociables, à l'automne 2018.

Il fallait accommoder SNC-Lavalin, ses dirigeants bien connectés, ses employés et retraités nombreux, allons Jody, fais un effort, come on, il doit bien y avoir un moyen...

Je veux bien faire un effort de compréhension envers SNC-Lavalin, je veux bien comprendre qu'il y a 9000 jobs en jeu, je veux bien comprendre que tous ces gens-là ne doivent pas être sacrifiés à cause de quelques pourris comme Pierre Duhaime...

Mais la fin ne justifie pas toujours les moyens.

Si on veut jouer à faire de petits calculs comptables, je suis sûr d'une chose : entre l'État de droit et SNC-Lavalin, je vais choisir l'État de droit.

C'est le choix qu'a fait Jody Wilson-Raybould.

Je compare sa version et celle(s) de M. Trudeau et...

Ce n'est pas Jody Wilson-Raybould qui a l'air fou.