Cette année, j'ai chroniqué quelques fois sur les trous dans le filet du système, quand quelqu'un a si mal à l'âme que le suicide lui semble la seule option.

Je vous ai, par exemple, raconté l'histoire de Jean-François Lussier, qui s'est présenté à l'hôpital en détaillant son plan de suicide. On l'a renvoyé chez lui avec des références à des centres de crise et des pilules.

Il s'est tué peu après.

Lili était une ado complexe, tourmentée. Son anxiété était à la hauteur de son intelligence, immense. Ses parents ont navigué à vue dans le système pour avoir de l'aide, avec grande difficulté.

Lili s'est tuée même si l'aide avait fini par arriver.

Chaque fois, ces chroniques ont remué vos indignations, vous m'avez inondé de courriels outrés. Chaque fois, ces chroniques ont remué vos émotions, vous m'avez raconté vos flirts avec le suicide, ou celui d'un être aimé.

Ici, un père. Là, une fille, un mari.

Ceux-là m'ont décrit l'immense vide dans lequel le suicide d'un être aimé les a plongés. Un vide dont on ne s'extirpe jamais totalement.

Comme d'autres journalistes, je décris les ratés du système pour mettre un visage sur les statistiques. Dire que le système «en échappe», c'est une chose, une chose désincarnée, disons.

Mettre dans une chronique la photo de la personne échappée, dire qui elle était, ce qu'elle était, montrer ses intérêts, ses travers, ses plats préférés et les lectures qui la passionnaient, c'est montrer que derrière les statistiques, il y a des gens en chair et en os. C'est dès lors plus difficile à ignorer.

Ces chroniques visent aussi à démonter le mythe selon lequel si on demande de l'aide, invariablement on en aura. C'est faux. C'est faux que le système répond «présent» chaque fois, parce que la menace de suicide est gravissime.

Mais...

Mais des fois, c'est vrai, des fois, le système fait le travail, des fois, il fait ce qu'il faut pour sauver les gens qui sont en détresse.

Et des fois, il le fait superbement.

Ce fut le cas pour Catherine Hamel.

Elle m'a écrit après une de mes chroniques et son courriel s'intitulait : «C'est mon suicide raté qui m'a sauvé la vie», le genre de titre qui est difficile à rater dans une messagerie, vous en conviendrez.

Ça commence en avril 2012 quand Mme Hamel est enceinte. C'est un premier bébé pour elle, elle porte la vie, dans une vie «qui va vite, trop vite», et tout va bien jusqu'au début du troisième trimestre.

C'est à ce moment que ça commence à aller moins bien : anxiété, insomnie, pensées noires, bref, autant de maux de l'âme qui en viennent à occulter complètement ce grand bonheur de porter la vie.

En 2011, Mme Hamel avait vécu un arrêt de travail de cinq mois, pour burnout. Un peu de médication, beaucoup de thérapie avaient fait de cette pause quelque chose, pensait-elle, comme un petit dos d'âne dans sa vie : «J'avais fait beaucoup de chemin et compris bien des choses, mais ce que je ne savais pas, c'est que tomber enceinte et arrêter la médication six mois après mon rétablissement allait me plonger dans des affres encore plus sombres et profondes.»

Et c'est ainsi que ce dernier trimestre s'est déroulé, dans des zones sombres et profondes, si sombres et si profondes que lorsque Nathan voit le jour, le 20 décembre 2012, Catherine Hamel se dit «déconnectée de [son] corps et de [son] âme».

«J'ai accouché à froid, sans péridurale, sans qu'aucune larme de joie ne coule à la vue de mon fils.»

Le stress, l'anxiété et les idées noires l'assaillent. Elle ne ressent rien devant ce bébé plein de vie, elle sent que ses sourires sont faux. Elle hallucine des bébés morts dans ses rares moments de sommeil, elle s'enferme seule dans la salle de bains avec un couteau...

Ça ne va pas.

Le lendemain de Noël, Catherine Hamel se confie à sa belle-mère. S'ensuit une hospitalisation de trois jours à l'aile des naissances, une rencontre avec une psychiatre avec qui le courant ne passera jamais, médication, retour à la maison, suivi du CLSC, appui sans réserve de la famille...

Rien n'y fait.

Catherine Hamel ne parvient pas à reprendre le dessus : «Un gros nuage sombre continue à me suivre. Je peux compter sur les doigts d'une main les journées bénies où je regardais bébé Nathan avec un amour maternel véritable et senti...»

Le pire avec un état dépressif, dit-elle aujourd'hui, c'est que «ça semble sans fin», on s'enlise dans un magma où les jours se suivent et se ressemblent sans fin.

Le 7 mai 2013, Catherine Hamel décide que c'est la fin, que ça fait trop mal.

Elle attend que son chum quitte la maison pour une promenade avec le petit dans la poussette...

Elle écrit une lettre pour expliquer son geste. Dans cette lettre, Mme Hamel s'excuse auprès de son fils de 7 mois.

Et elle passe à l'acte.

Son chum revient de la promenade plus vite que prévu : «Il est intuitif, il avait senti que quelque chose n'allait pas.»

Il la trouve inanimée, au sol.

C'est le branle-bas de combat, la famille se mobilise, le système aussi. Catherine Hamel est transportée à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont où elle est hospitalisée en psychiatrie, pendant plus d'une semaine.

«En trois jours, j'étais mieux, notamment grâce à un nouveau cocktail de médicaments. Le nuage noir a pris des teintes grisâtres.»

Le cocktail de médicaments lui a fait prendre quelques kilos. Elle s'en souvient, sourit : «Je m'en fichais. Je préférais être heureuse.»

Après l'hôpital, Catherine Hamel a séjourné deux semaines dans un centre de crise avant d'entreprendre un retour progressif à la maison.

Puis, tout l'été, la jeune maman a été suivie à «l'hôpital de jour» de Maisonneuve-Rosemont, où elle se rapportait chaque jour de semaine, dès 8h. Ateliers encadrés par des infirmières, des psychoéducatrices et des travailleuses sociales, thérapies de groupe, suivis avec psychiatre chaque vendredi : l'hôpital de jour lui a fait un bien fou. «Ça me rebâtissait», dit-elle.

L'alliage médicaments et thérapie a aidé Mme Hamel à se remettre sur pied. À réfléchir et à agir sur des failles qu'elle ne voyait pas : «Ces ateliers m'ont appris bien des choses. Finalement, je ne savais pas qui j'étais. Quand tu as une fragilité, elle est là pour une raison. Tu ne mets pas tes limites. Tu ne te connais pas bien.»

(Je note ici que l'hôpital Maisonneuve-Rosemont a aboli le programme de jour. Je ne grimpe pas dans les rideaux parce que les psychiatres à qui j'en ai parlé m'ont expliqué que ce qui a remplacé l'hôpital de jour pour les patients comme Mme Hamel, un cocktail intensif de suivi à domicile, n'est pas «une mauvaise affaire en soi», bien qu'il n'existe pas de littérature scientifique démontrant qu'une approche est meilleure que l'autre.)

Catherine Hamel regarde dans le rétroviseur et elle n'a que des félicitations à faire aux travailleuses sociales du CLSC de La Petite-Patrie, aux infirmières et psychiatres du 2étage du pavillon Rosemont et de l'hôpital de jour, aux psychiatres Bergeron et Tran...

Le point d'interrogation de sa réflexion sur le chemin parcouru concerne une psychiatre, celle d'avant sa tentative de suicide, celle avec qui le courant n'a jamais passé : «Est-ce une erreur de diagnostic? D'empathie? De posologie? Je ne le sais pas. Je ne le saurai jamais. Mais je ne veux pas partir dans une chasse aux sorcières : cette psychiatre a probablement sauvé d'autres personnes...»

Elle va bien, elle va désormais très bien. Et c'est pour vous dire tout ça que Catherine Hamel m'a écrit, après une chronique où je soulignais les ratés du système : on peut finir par s'en sortir.

«À tous ceux qui ressentent les affres de la dépression, sachez que la lumière finit toujours par revenir, même si ça peut être long. Gardez espoir, accrochez-vous. Si vous voyez tout en noir, rappelez-vous que ce n'est pas votre faute. C'est la faute de cette maladie qui ronge votre âme.»

Catherine Hamel a eu un second enfant. Elle a goûté chaque seconde de la grossesse et des moments magiques qui ont suivi l'accouchement.