La nouvelle, terrible, est tombée mardi : le journaliste russe exilé à Kiev Arkadi Babtchenko venait d'être tué par balle en rentrant chez lui. Assassiné, comme d'autres journalistes russes très critiques face au président Vladimir Poutine. Assassiné, comme 58 journalistes russes depuis 1993.

Puis une autre nouvelle, absurde, est sortie hier : Arkadi Babtchenko n'est pas mort du tout.

Son «assassinat» était en fait une mise en scène des services de sécurité ukrainiens pour déjouer un vrai complot pour l'assassiner, commandité par la Russie. Avec l'assentiment du journaliste!

Et Babtchenko s'est présenté, bien vivant, à la conférence de presse des services de sécurité ukrainiens, causant une commotion parmi les journalistes présents.

Arkadi Babtchenko a semble-t-il joué de plein gré dans cette mascarade, destinée à attraper les «vrais» commanditaires de son assassinat appréhendé.

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Sortons tout de suite les clichés d'usage, ce sera chose faite : comme James Bond, Babtchenko ne «vivra que deux fois» et «mourra un autre jour», et tel Mark Twain, «les rumeurs de sa mort ont été grandement exagérées».

Sauf qu'il n'y avait pas d'exagération, mardi.

L'État ukrainien a lui-même diffusé la nouvelle de la mort de ce journaliste dont l'assassinat possible n'était pas du domaine de la fiction : il avait fui la Russie après des menaces très directes sur sa personne. Babtchenko avait raconté sa vie de journaliste en danger dans la Mère Russie, dans une chronique du Guardian, en 2017. Un récit terrifiant.

Hier, il a déclaré ceci aux journalistes ébahis : «À mes amis et à ma famille, désolé de vous avoir fait subir cela. J'ai enterré des amis et je connais le sentiment de révulsion.»

Si vous êtes mêlé rendu à ce point-ci de l'histoire, mettez-vous une seconde à la place de la femme du journaliste : c'est elle qui a trouvé son mari «ensanglanté» et qui aurait appelé les secours...

M. Babtchenko a eu ces mots pour elle, dans la conférence de presse d'hier : «Mes excuses à mon épouse. Olga, ma chère, désolé. Il n'y avait pas d'autre solution.»

Personnellement, je me demande si Olga a fait dormir son mari sur le sofa, hier soir...

La mise en scène échafaudée par les services de sécurité ukrainiens semble sortir d'un film d'espionnage et va faire sourire par son audace. On peut se dire ici que la fin justifie les moyens et qu'au moins, Babtchenko a eu la vie sauve parce que l'assassin embauché pour l'éliminer a été arrêté, grâce à ce stratagème. On peut.

Mais quand même, les journalistes sont censés rapporter ce qui est vrai. Accepter de jouer dans une mise en scène où on vous tue, me semble que c'est accepter de dire un mensonge. Et dire un mensonge, c'est le contraire du boulot de journaliste.

Un boulot déjà compliqué, dans le cadre des relations Russie-Ukraine, en guerre semi-larvée depuis des années, dont l'information n'est qu'un des fronts du champ de bataille. Christophe Deloire, de Reporters sans frontières : «RSF exprime sa plus vive indignation à la découverte de la manipulation des services secrets ukrainiens pour leur guerre de l'information. Il est toujours profondément dangereux que des États jouent avec les faits, et de surcroît sur le dos des journalistes.»

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Je vis dans un pays où ni l'État ni la société civile n'ont de tolérance particulière pour l'assassinat de journalistes. En 2000, quand le crime organisé en bécyk à gaz a tenté de faire tuer le journaliste Michel Auger, la réponse de l'État et de la société civile a été d'une fermeté exemplaire.

Tout le contraire de la Russie où, par quelque inexplicable miracle, les assassins de journalistes ne sont que rarement épinglés. Mais je ne suis pas dans le gilet pare-balles de M. Babtchenko, mettons. Je ne sais pas ce que j'aurais fait à sa place.

Mais nous vivons dans une ère de post-vérité et le «meurtre» du journaliste Arkadi Babtchenko va fatalement nourrir mille théories du complot entourant des meurtres de journalistes, passés et à venir.

Désormais, quand un journaliste sera tué, dans cette région du monde ou même ailleurs, il se trouvera un esprit fin pour rappeler la fausse mort d'Arkadi Babtchenko, qui jettera un voile de doute sur de vrais assassinats de journalistes.

L'époque étant ce qu'elle est, un million de crédules vont crier #fakenews en hurlant que ledit journaliste (vraiment) abattu vit en réalité caché dans la même île qu'Elvis Presley.