J'ai une question pour vous. Mais avant de vous la poser, je vous demande de regarder la dame sur la photo.

Elle s'appelle Adèle Uwimana.

Préposée aux bénéficiaires, elle s'occupe de nos vieux dans ce qu'on appelle une «ressource intermédiaire» de l'est de Montréal. Elle est fière de cela, prendre soin de nos vieux.

Je ne suis pas fier de vous dire que Mme Uwimana est du cheap labour pour l'État québécois.

Pour vous expliquer pourquoi Mme Uwimana est du cheap labour, comme 10 000 autres employés des «ressources intermédiaires», il faut expliquer ce qu'est une «RI» dans le jargon du réseau de la santé et des services sociaux.

Une RI - il y en a près de 900 au Québec - est administrée soit par de petits entrepreneurs sociaux, soit par des OSBL.

Dans les RI, on retrouve des personnes âgées en perte d'autonomie physique ou cognitive. De jeunes adultes présentant des troubles du spectre de l'autisme ou des déficiences intellectuelles. Des adultes handicapés qui ont toutes leurs facultés mentales.

Une RI peut héberger moins de huit personnes dans des bungalows. Elle peut en héberger quelques dizaines dans des centres adaptés.

Les préposées - on va garder ça au féminin : 80% de femmes - aux bénéficiaires des RI administrent des médicaments aux patients, les lavent, les nourrissent, leur font faire une marche, les tournent dans leurs lits. Sans compter toutes les autres tâches connexes.

Une préposée salariée de l'État qui travaille en CHSLD peut gagner 23 $ de l'heure en commençant, si on compte les avantages sociaux.

Pour le même boulot en RI, le salaire de départ est un peu au-dessus du salaire minimum, qui s'élève présentement à 11,25 $. Sans avantages sociaux, sans  caisse de retraite.

J'arrive à ma question, soyez patients...

Ai-je dit «pour le même boulot»? Non : les préposées aux bénéficiaires des ressources intermédiaires administrent des médicaments aux résidants. Pas les préposées en CHSLD.

Mais essentiellement, oui, c'est le même boulot : prendre soin des résidants, les laver, les soigner, les tourner dans leurs lits, etc.

Reste que l'écart salarial entre les RI et les CHSLD est immense. Pas étonnant que les RI aient des difficultés à recruter et à retenir du personnel. Pour le même boulot - avec moins de responsabilités! -, vous choisiriez de travailler en CHSLD, vous aussi.

Adèle Uwimana, elle, n'a pas fait le saut au public : mère de deux enfants, elle n'a pas le temps de passer par le processus des remplacements, du temps partiel, de la liste de rappel dans le système public : elle a choisi de travailler pour moins cher, mais de travailler immédiatement et régulièrement, en RI.

«Mais parce que ce n'est pas très bien payé, je dois avoir un autre emploi», dit-elle.

Donc, du lundi au vendredi, Mme Uwimana travaille à la Résidence Les Pléiades, dans Montréal-Est, de 7h30 à 14h30.

«Et les samedis et dimanches, Mme Uwimana?

- Je travaille dans une résidence pour personnes âgées.»

De nuit, de 23h30 à 7h30.

«Je n'ai pas le choix, dit la mère de deux jeunes garçons. Sinon, on ne pourra pas payer les factures. Tout coûte si cher.»

C'est donc dire qu'Adèle Uwimana travaille sept jours sur sept. Et pendant ses deux semaines de vacances annuelles de La Pléiade, elle va travailler au foyer pour vieux...

Comme les 10 000 autres préposées aux bénéficiaires du réseau des ressources intermédiaires, Adèle Uwimana fait donc le même boulot que ses collègues en CHSLD, mais elle est moins bien payée pour le faire.

L'État coupe des places en CHSLD et en crée dans les RI. Pourquoi?

C'est mathématique : une place en CHSLD coûte 300 $ par jour à l'État. En ressource intermédiaire : 108 $. Il s'agit de moyennes.

Mais vous comprenez le calcul : l'État a tout intérêt à maintenir le plus longtemps possible les résidants en RI plutôt qu'en CHSLD. C'est moins cher.

Le réseau des ressources intermédiaires (privé, mais totalement financé par l'État) est essentiel pour le réseau des services sociaux (public). Mais on y emploie des Adèle Uwimana payées moins cher que les préposées du public.

Ça fait deux ans que les négociations entre l'Association des ressources intermédiaires du Québec (ARIQ) et l'État pour convenir d'un nouveau cadre financier sont au point mort.

La hausse de l'enveloppe budgétaire offerte par Québec est de 8% sur 5 ans. Ce qui ne couvre même pas, selon l'ARIQ, la hausse statutaire du salaire minimum décrétée par... Québec.

C'est scandaleux au simple chapitre des principes : le réseau «privé» des RI n'existe que parce que l'État les finance. Il n'y a pas de marché pour torcher les démunis de la société.

En sous-finançant les RI, l'État accepte donc d'employer du cheap labour, même si ces personnes ne sont pas techniquement ses employés. Dans les RI ou dans les CHSLD, c'est la même poche qui paie, on s'entend.

J'arrive à ma question. Elle est simple.

Est-ce juste qu'Adèle Uwimana soit moins payée, qu'elle soit une working poor, pour faire le même travail que les préposées en CHSLD, qui sont payées par la même poche?

Pour moi, c'est clair : non, c'est totalement injuste.

Le sort des travailleuses en RI me rappelle cette réalité éternelle et brutale : dans la vie, on n'a pas ce qu'on mérite. On a ce qu'on négocie.

L'État écoute ceux qui crient, ceux qui ont le pouvoir de se faire entendre, bref, ceux qui ont un pouvoir de négo. Les syndicats peuvent négocier. Les assos de médecins peuvent négocier. Bombardier peut négocier.

Et les travailleuses qui torchent les plus poqués d'entre nous dans un réseau parallèle?

Elles n'ont pas de pouvoir de négociation.

Les préposées aux bénéficiaires en RI n'ont pas de pouvoir de négo parce qu'elles n'ont pas de syndicat et qu'elles ne peuvent pas crier dans la rue, elles n'ont pas le temps de manifester : elles doivent souvent avoir deux jobs pour arriver...

Et l'État exploite cette situation.

J'ai honte, Mme Uwimana.