Il y a quelque temps, la docteure Isabelle Leblanc a patiemment rempli le formulaire exigé par le Réseau de transport de Longueuil (RTL) pour qu'une de ses patientes puisse obtenir du transport adapté. Un formulaire de neuf pages.

La dame en question souffre d'un début de démence. Le transport adapté, c'est pour les gens qui ont des problèmes d'autonomie : on vous cueille et on vous dépose où vous le souhaitez. Toutes les grandes sociétés de transport en commun ont une division de transport adapté.

La Dre Leblanc trouve que neuf pages, c'est un peu lourd, mais elle ne se plaint plus : remplir des formulaires, ça fait partie de son travail. Et pour cette patiente, c'est important : le transport adapté du RTL lui permettra d'assister à des activités de groupe qui pourraient retarder sa démence.

Mais le RTL a contacté la fille de la patiente de la Dre Leblanc, récemment. Demande refusée!

Il n'y avait pourtant pas d'erreur dans les neuf pages du formulaire rempli par la Dre Isabelle Leblanc... C'est juste que la Dre Leblanc a utilisé un crayon noir pour remplir les cases et les lignes dudit formulaire du RTL. Et le RTL, voyez-vous, n'accepte que les formulaires remplis à l'encre bleue.

Permettez que je cite la lettre reçue par la fille de la patiente de la Dre Leblanc : 

«Le transport adapté de Longueuil n'accepte pas les photocopies et/ou les formulaires remplis à l'encre noire. Seules les demandes d'admission au stylo bleu sont acceptées. Veuillez faire remplir un nouveau formulaire à l'encre...»

Et...

Pardon?

Si je déconne?

Non, je vous jure que c'est vrai...

Je suis tombé là-dessus quand la Dre Leblanc a tweeté une image de la lettre que je cite ci-haut, ajoutant sarcastiquement : «Dans la série Pourquoi je ne suis pas productive...»

J'ai contacté Isabelle Leblanc, bien sûr, flairant l'anecdote révélatrice : «La raison invoquée par le RTL, m'a-t-elle dit, c'est que l'encre noire peut avoir été altérée par photocopieur. L'encre bleue, non... Ils veulent éviter les fraudes.»

Au bout du fil, il y avait de la lassitude dans la voix du médecin qui a dû, bien sûr, se taper à nouveau le formulaire du RTL... Avec un crayon bleu.

Dans ma voix, il y avait un mélange de stupéfaction mi-amusée, mi-horrifiée.

 «Éviter les fraudes, Doc?

 - Oui.

 - Quel genre de fraudes?

 - Les fraudes au transport adapté, m'a-t-elle répondu. Ce qui est absurde : frauder pour obtenir une vignette de stationnement pour handicapés, à la limite, je peux comprendre... Mais frauder pour avoir du transport adapté? Personne ne veut utiliser le transport adapté, s'il en a le choix...»

Permettez que je complète ici la phrase et l'idée de la Dre Leblanc : parce que le transport adapté fourni par les organismes de transport en commun est généralement perçu comme peu fiable par ceux qui doivent l'utiliser. Pour ne pas dire pourri.

Retards endémiques, bus qui n'arrivent jamais ou qui sont annulés à la dernière minute : le transport adapté est l'objet de plaintes (et de colères) de la part des personnes handicapées qui doivent s'en servir...

Flairant plus clairement les effluves de l'anecdote qui dit tout ce qu'il y a à savoir sur la bureaucratie et son fétiche pour les formulaires, j'ai contacté le Réseau de transport de Longueuil, le 6 septembre à 18 h 13.

Question : «Pourquoi l'encre bleue?»

Réponse, le lendemain, à 10h14 : «Afin de limiter les risques de fraude et de falsification de documents originaux», m'a répondu une porte-parole, Anik Le Marquand.

Question : «Est-ce que les fraudes au transport adapté sont répandues? Avez-vous des faits/stats là-dessus?»

Réponse : «Nous n'avons pas de statistiques, mais nous recevons parfois des documents qui ne semblent pas être des originaux.»

Voilà... Une directive débile pour une situation qui ne mérite même pas d'être quantifiée.

Pour des documents qui SEMBLENT être PARFOIS falsifiés. Pour ça, on a une directive qui fait cependant suer un nombre incalculable de personnes, des «usagers» à leurs familles en passant par des médecins comme la Dre Leblanc, autant de gens qui ont d'autres chats à flatter, de plantes à arroser et de boulot à effectuer.

Des lecteurs (bonjour, Aurélie Lanctôt, bonjour, Maxime Roy-Allard) m'ont signalé le livre de l'anthropologue américain David Graeber, The Utopia of Rules, pour comprendre la nature de la bureaucratie - étatique et corporative - au XXIsiècle. Permettez que j'en cite un passage, passage qui illustre parfaitement la saga du formulaire à l'encre bleue exigé par le tatillon Réseau de transport de Longueuil : 

«Pour quiconque fut un réfugié, ou qui a dû remplir un formulaire de 40 pages pour faire admettre son enfant dans une école de musique, l'idée que la bureaucratie a quoi que ce soit à voir avec la raison peut sembler étrange. Mais c'est pourtant ce qu'on pense, en haut lieu. De l'intérieur du système, les algorithmes et les formules mathématiques par lesquels le monde est évalué deviennent plus que des mesures de valeurs, ils deviennent une valeur en elle-même.»

Bref, l'évaluation est plus importante pour les bureaucraties que ce qui est évalué, le formulaire est pour le fonctionnaire plus important que ce que «l'usager» y consigne et la couleur de l'encre du cr*** de formulaire, une valeur cardinale qui se dresse comme un mur de Berlin entre le citoyen et le service. Pour la machine, c'est parfaitement logique...

Vous dire cependant que la porte-parole du RTL ne s'est pas obstinée avec moi sur la logique d'exiger de l'encre bleue de médecins qui remplissent des formulaires.

Quand j'ai demandé à la porte-parole Le Marquand si la sacralité de l'encre bleue sur les formulaires du RTL était stupide ou alors absurde, elle m'a répondu : «C'est une directive désuète qui a grandement besoin d'être mise à jour et cela sera fait rapidement.»

Ici, je pourrais pavoiser et vous dire qu'il s'agit d'un autre triomphe du journalisme moderne : un appel de La Presse a fait voir la lumière à un organisme public, et le RTL va peut-être cesser de faire suer l'univers avec la couleur de l'encre utilisée pour remplir ses formulaires...

Pourtant, non. Zéro.

C'est au contraire super décourageant, limite vertigineux : il n'y a pas assez de journalistes et de médias pour débusquer chaque formulaire stupide, chaque procédure contre-productive ici-bas.

Ce n'est pas une raison pour ne pas en parler, remarquez...

Et comme le titre de cette chronique l'indique, elle aura une suite.

Je vous invite à me faire part de vos propres cauchemars bureaucratiques...

Je finis d'écrire cette chronique, je reçois des précisions de la Dre Leblanc sur la saga de sa patiente et du formulaire rempli à l'encre noire...

Après l'injure de l'encre bleue, la doc me raconte que le RTL a ajouté une insulte bureaucratique à son «usagère» : on ne lui a même pas envoyé un formulaire vierge, non.

Trop simple, trop logique...

La fille de la dame a dû aller en chercher un neuf au RTL. En personne.