Ils y croyaient.

Après 20 semaines de grossesse, tu y crois, non ? L'échographie de la 20e semaine de grossesse n'est qu'un pit stop sur l'autoroute de la vie.

Mais avant d'aller à l'hôpital, Mélissa avait un mauvais pressentiment et elle s'en était confessée à son chum.

Quand t'as fait des fausses couches, avant, peut-être que les mauvais pressentiments ne viennent pas en option, dans l'aventure de la maternité.

Mais Philippe l'avait rassurée, lui avait dit : relaxe, c'est juste tes hormones...

Sauf que là, cet après-midi-là, dans la salle où la technicienne faisait l'échographie de la 20semaine à Mélissa, ladite technicienne avait mauvaise mine.

Et Mélissa, tout de suite, instinctivement, a su. Elle a osé : « Il est mort, hein ? »

La technicienne n'a pas voulu répondre. Le radiologiste va vous parler, a-t-elle dit.

Le radiologiste est arrivé, il a confirmé. Le bébé était mort quelques jours auparavant. « Il va falloir que vous en accouchiez. »

Et Philippe Martin, du haut de ses 6 pieds 2, s'est effondré, a perdu connaissance.

***

J'écris cette chronique parce que Philippe m'a écrit le 17 janvier dernier pour me dire que j'étais dans le champ, dans ma chronique du 2 janvier.

La chronique s'intitulait « C'est fort, la vie » : de petits portraits de parents de prématurés qui avaient passé les Fêtes dans l'unité de néonatalogie de Sainte-Justine. Dans cette unité où on fait des miracles, souvent la vie gagne, parfois elle perd. Une mère avait vécu les deux : un de ses bébés avait survécu, l'autre pas. Elle m'avait dit : « S'il était mort dans mon ventre, ce serait moins dur que l'avoir eu "juste" 10 jours. »

Je l'avais citée. C'était dit sans malice. Et j'avais choisi cette citation sans malice.

Pourtant, ces mots ont blessé des tas de parents d'enfants morts in utero, qui ont vécu le deuil périnatal. Plusieurs m'ont écrit, outrés.

Philippe Martin m'a écrit pour m'expliquer. Il voulait me dire que le deuil d'un enfant mort dans le ventre de sa mère est un deuil à part entière.

« Le réflexe de bien des gens est de dire : "Nous aussi, on a vécu une fausse couche." Sauf que c'est pas une fausse couche, mais bien un accouchement. »

- Philippe Martin

Et dans cet accouchement, avait ajouté Philippe, y a juste les parents qui pleurent. Le bébé, lui, ne pleure pas.

***

Après s'être fait dire que leur bébé était mort, Philippe et Mélissa ont été envoyés à la Maison des naissances de l'hôpital. Il fallait en effet que Mélissa accouche, comme si elle accouchait d'un bébé vivant.

C'était le 11 novembre 2015.

Philippe avait décidé qu'il ne voulait pas voir le bébé, une fois sorti du ventre de sa blonde.

Mélissa, elle, avait un fol espoir : ils se sont trompés, les docs se sont trompés, le bébé est vivant, il va nous surprendre et venir au monde en pleurant...

Après des heures de travail, Mélissa a accouché du bébé. L'enfant ne pleurait pas, évidemment.

« C'est le pire, dit Philippe, c'est ce qui me donne encore des frissons. Accoucher, c'est la vie. Mais tu vas accoucher de la mort. »

Allez voir le bébé, disaient les infirmières à Philippe, une pointe de reproche dans la voix.

Non, j'y vais pas, répondait Philippe.

Quand rôde la mort, vous le savez peut-être, on voit des signes partout. Pour Philippe et Mélissa, il y avait ce signe : leur chambre jouxtait celle où Louis, leur seul enfant, était né 30 mois avant...

Mélissa a vu le bébé, l'a tenu : « Il avait les traits de son grand frère. Il allait lui ressembler. »

Mais Philippe, lui, ne voulait toujours pas voir le petit. L'obstétricien le savait. Philippe a oublié le nom du médecin, mais se souvient d'« un vieux sage »...

Et le vieux doc a dit à Philippe, en lui tapant doucement sur l'épaule : 

« Papa... Ta femme a bien fait ça. Le bébé est beau. Il est pas difforme. Va le voir. »

Et Philippe a obéi. Il est allé voir le bébé, il est allé voir Gabriel - c'était... C'EST son nom -, l'a tenu.

Mélissa et Philippe ont fait une petite cérémonie d'au revoir pour Gabriel.

Je demande à Philippe pourquoi il a écouté le médecin, pourquoi il est allé voir son fils, malgré son entêtement initial. Réponse : « Je ne sais pas. Je sais juste que je ne l'ai jamais regretté. »

Quand ils ont quitté leur chambre, aussi zombies que lors de leur arrivée, Philippe et Mélissa sont passés devant la pouponnière, ils ont vu les bébés, ils ont senti la vie qui grouillait dans les incubateurs.

Avant qu'ils ne quittent l'hôpital, on leur a remis une petite boîte. Dans la petite boîte, les mensurations de Gabriel, une empreinte de son pied.

Des traces de son passage ici-bas.

***

Quand elle est devenue enceinte de Gabriel, c'était la sixième grossesse de Mélissa. Elle n'en avait mené qu'une seule à terme : celle qui a donné vie à Louis. Fausses couches, grossesse môlaire : Mélissa et les grossesses, ce n'est jamais simple, disons.

Après Gabriel, pour Mélissa, un vernis de culpabilité s'est ajouté à son deuil. Peut-être, se disait-elle, que je ne l'ai pas assez aimé ?

Peut-être que j'hésitais à l'aimer pleinement parce que j'avais peur de le perdre, comme j'ai perdu les autres ? Peut-être qu'il a décidé de ne pas vivre parce que je ne l'aimais pas assez ?

Ce genre de pensées délétères, irrationnelles hantait Mélissa Gilbert.

C'est Annie Ève Gratton*, fondatrice de BedonZen, elle-même endeuillée d'un bébé mort avant terme, qui l'a aidée à voir clair. BedonZen prodigue du coaching pour les parents endeuillés comme Mélissa et Philippe.

« C'est elle qui m'a fait comprendre que Gabriel était un cadeau, oui, mais un cadeau mal emballé. Et que l'amour que je lui portais n'avait rien à voir avec sa mort. Que ce qui l'a tué, c'est le virus, c'est la cinquième maladie. »

Annie Ève Gratton, sur le grand défi de parents comme Mélissa et Philippe : « Je te dirais : transformer la relation avec le bébé qui est mort. Le défi, à mon avis, c'est de trouver la juste place pour cet enfant dans leur vie. Pas toute la place. Pas le saint, l'enfant idéalisé. Juste sa place à lui. »

Ça prend du temps, il faut trouver les mots qui collent à ces émotions complexes. On peut y arriver. Mélissa y est arrivée : « C'est grâce à Annie Ève que je peux parler de Gabriel sans pleurer, aujourd'hui. »

***

Mélissa est tombée enceinte cinq mois après avoir accouché de Gabriel. Louis a désormais une petite soeur : Rose est née fin 2016.

Quand Mélissa était à l'hôpital pour accoucher de Rose, Philippe et elle ont entendu des cris intenses dans la chambre qui jouxtait la leur.

« Des cris de mort », se souvient Mélissa, les cris d'une maman qui souffrait. Ce qui n'est pas anormal dans une unité de naissances hospitalière. Mélissa a pensé : « Elle n'a pas réclamé la péridurale... »

Puis, la joie et l'effervescence de la naissance de Rose ont pris toute la place dans la chambre et dans la vie des parents. Et Mélissa n'a plus repensé aux cris de cette maman inconnue.

Mais avant de quitter l'hôpital, Philippe a vu une petite boîte sur le comptoir, au poste des infirmières de l'unité des naissances.

Il a reconnu la boîte qu'on leur avait donnée quand Mélissa avait accouché de Gabriel, la petite boîte qu'on donne aux parents qui repartent de l'hôpital sans le bébé qu'ils espéraient.

Puis, Philippe a su : c'est parce qu'elle avait accouché d'un enfant mort que cette mère hurlait.

Mélissa et Philippe ont pensé une seconde aller voir la maman dans sa chambre, pour...

Pour quoi ?

Pour réconforter une inconnue au pire moment de sa vie ?

Ils ont conclu que ça ne se faisait pas. Qu'eux-mêmes auraient détesté qu'on s'invite ainsi dans leur douleur, quand Mélissa a accouché de Gabriel.

Mais sur un bout de papier, Philippe et Mélissa ont écrit les coordonnées de BedonZen. Ils ont demandé aux infirmières qu'on glisse le papier dans la petite boîte pour la maman qui criait, dans la chambre d'à côté. Ce qui fut fait.

* Transparence totale : je suis allé au secondaire avec Annie Ève Gratton, ce que j'ignorais avant de commencer les démarches pour cette chronique.