Cette nanoseconde où le père a fait 1 + 1, ce moment où il a compris qu'il n'avait pas déposé son enfant à la garderie mais qu'il l'avait oublié dans son siège d'auto, toute la journée, sur la banquette arrière...

En plein été.

Dans cette chaleur.

Cette nanoseconde a dû perforer son espace-temps. Tout le fil de sa journée a dû s'y engouffrer, ainsi que l'essentiel de sa vie, comme l'eau s'échappe d'une piscine trouée.

Et il a dû comprendre, drette là, à ce moment qui allait pour toujours séparer sa vie - avant et après cette nanoseconde -, que son fils était mort, avant même de le voir, avant même de le toucher. Avant même de crier et crier encore : « Il respire-tu ? »

Vous aurez compris que je ne suis pas dans la gang qui lance des roches à ce pauvre père.

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Un père qui a oublié en 2003 sa fillette dans sa voiture a été accusé d'homicide involontaire. Dix mois plus tard, les accusations ont été abandonnées. La procureure de la Couronne Manon Ouimet a expliqué avoir scruté des cas canadiens et américains.

Depuis mercredi, disais-je, le père se fait lancer des roches par ceux qui ne comprennent pas. On n'a qu'à lire les médias sociaux pour constater un certain lynchage. Sur ma page Facebook, je me suis moi-même obstiné avec un père gonflé de la certitude que ça ne pourrait jamais lui arriver à lui, d'oublier son enfant dans son auto, parce que « t'as pas le droit d'oublier ton enfant dans l'auto », parce que son père lui a inculqué des « convictions »...

Au sein du quarteron qui n'est pas trop étouffé par la compassion, la question-test est simple et se prononce sur le ton de l'accusation : Qui, mais qui peut être distrait au point d'oublier son enfant dans son auto ?

Dans un papier remarquable qui lui a valu la plus grande distinction du journalisme américain, Gene Weingarten a répondu en 2009 à cette question à 50 °C - la température estimée dans l'habitacle d'une auto après une heure, quand il fait 26 degrés dehors, la température moyenne à Saint-Jérôme mercredi - dans le Washington Post.

La réponse est terrifiante : n'importe qui peut oublier son enfant dans son auto.

« Des gens aisés, des pauvres, des gens des classes moyennes, de tous âges, de tous les milieux ethniques, super éduqués ou à peine capables de lire, des gens distraits et des gens fanatiques de l'organisation... »

C'est arrivé, écrivait le journaliste, à un dentiste, à un soldat, à un électricien, à un prof d'université, à un chef cuisinier...

Et à un médecin spécialiste des enfants, un pédiatre.

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La vie tient à ça, des fois : un oubli. J'insiste : pas une action, pas une décision. Une distraction.

(Je le dis en tenant pour acquis que le père de Saint-Jérôme n'a pas commis de négligence grossière dont on apprendrait la nature ultérieurement.)

Un oubli : ça vous arrive chaque jour, ça m'arrive chaque jour. La plupart du temps, ça survient sans conséquences dramatiques.

Quelques fois, rarement, tragiquement, si.

La mère qui laisse son bébé dans son bain pour aller répondre à la porte. Le père qui ne regarde pas dans le rétroviseur avant de faire marche arrière avec son pick-up. Pour ces gens-là, cet oubli perfore leur espace-temps, et cet oubli transforme leur vie en une petite Syrie intime...

Est-ce que ça vaut des accusations criminelles ?

Je n'aimerais pas être dans la peau du procureur de la Couronne qui devra prendre la décision pour ce père de Saint-Jérôme, disons. Quand il y a mort d'homme - de petit d'homme, ici -, je me dis qu'idéalement, c'est à la justice des hommes de trancher. Un juge, un jury ; pas les flics, pas les procureurs. Mais disons que je ne vais pas faire la danse du bacon si le père n'est pas accusé...

Lapalissade : le gars de Saint-Jérôme est de toute façon déjà en prison, dans une prison qui ne donne pas de liberté conditionnelle.

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Comment ça survient, un oubli ?

Dans son enquête, le journaliste Weingarten citait David Diamond, de la University of South Florida, spécialiste de la mémoire. Pour le Washington Post, le professeur Diamond s'est lancé dans une explication des mécanismes de la mémoire en décortiquant les parties du cerveau qui la gouvernent : cortex préfrontal, hippocampe, ganglions de la base...

Les ganglions de la base sont un peu notre pilote automatique, ce qui fait qu'on conduit machinalement vers chez soi, sans toutefois pouvoir se souvenir de ce qu'on a vu en chemin. Ils nous permettent de penser à autre chose, en roulant vers notre bungalow de Laval ou de L'Ancienne-Lorette...

Et dans ces drames d'enfants oubliés dans des voitures, et qui y meurent, notait David Diamond, il y a toujours chez les parents une combinaison de stress, de manque de sommeil et de changement de routine qui permet aux ganglions de la base de prendre le dessus sur l'esprit conscient, où le pilote automatique te fait oublier que ton enfant dort dans le siège de bébé...

« Et l'esprit conscient est trop affaibli pour résister. Les circuits de la mémoire de l'hippocampe sont réécrits, comme avec un logiciel. Et à moins que ces circuits ne soient réinitialisés - par exemple si l'enfant se met à pleurer -, ils peuvent disparaître. »

Et c'est ainsi qu'un oubli survient, quand les ganglions de la base pèsent trop fort sur l'hippocampe, si je puis dire.

Et c'est ainsi que des parents aimants oublient de déposer leur enfant à la garderie, les laissant cuire à mort dans l'habitacle surchauffé de leur char.

En lisant les mots du professeur Diamond, j'ai pensé à ces gens qui disent que quand on aime son enfant, on ne l'oublie pas dans une auto...

Permettez-moi une citation du poète Gérald Godin(1) sur l'amour : « L'amour est une présence constante dans l'esprit et le coeur, mais une activité secondaire dans le temps, dans les 24 heures que nous vivons chaque jour. » Godin n'a sans doute pas dit cela en pensant aux lacunes de l'hippocampe...

Bref, l'amour n'a rien à voir dans l'oubli, même l'oubli qui tue.

Bref, tout le monde peut oublier son enfant (qu'il aime par-dessus tout, pour lequel il prendrait une balle de fusil) dans une voiture qui deviendra (la chaleur aidant) un four. Et le tuer.

Ça peut arriver à tout le monde. Sauf, bien sûr, à ceux qui ces jours-ci lancent des roches à ce pauvre père de Saint-Jérôme. Ceux-là ont un contrôle olympique sur leurs ganglions, ceux de la base, bien cachés dans le cortex. Vite, qu'on leur donne une médaille.

(1) La renarde et le mal peigné, Leméac