Récemment, on ne voyait plus Tonio à Chambly. Tonio qui depuis toujours marchait partout dans la ville, à la recherche de bouteilles vides. Il était désormais introuvable.

Ni dans les rues ni au Marché Collin ni au McDo où il aimait parler de politique avec tout le monde. Nulle part.

As-tu vu Tonio ?

C'est ce que le monde se demandait à Chambly, début avril.

À Chambly, Tonio est connu comme Denis Coderre dans Twitter. Tout le monde a son anecdote de Tonio, les vieux le connaissaient quand ils étaient jeunes ; les adultes le croisaient dans Chambly, quand ils étaient enfants et ados.

Dans les médias sociaux, les Chamblyens ont commencé à spéculer. Tonio était à l'hôpital, il avait été heurté par une voiture. Ça tombait sous le sens, Tonio marchait tout le temps, toute la journée, à la recherche de ces bouteilles vides qu'il échangeait au Marché Collin contre des sous...

C'est là, en constatant l'absence de Tonio et inquiétée par les rumeurs, que Jeanne Gaudreault a décidé de trouver l'appartement de Tonio et d'aller y cogner.

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Antonio Dionne est arrivé on ne sait quand à Chambly. Certains ont dit qu'il habitait Chambly depuis 30 ans, d'autres 40 ans.

Peut-être que toutes les petites villes ont leur Tonio, un monsieur qui ne fait de mal à personne, un monsieur pauvrement habillé qui vit dans son monde à lui, un monsieur qu'on peut penser simplet, mais qui a son intelligence et sa résilience à lui.

Un Tonio que tout le monde connaît par son surnom, à qui tout le monde paie un café ou un hamburger, un Tonio qui vient dîner au supermarché, et qui parle à tout le monde de tout et de n'importe quoi.

À Chambly, tout le monde a une anecdote sur Antonio Dionne. Tonio qui danse la gigue dans le parc. Tonio qui se pointe aux funérailles d'un monsieur qui lui payait le café et le repas, au McDo. Tonio qui a été vu à Longueuil ou près de La Ronde, ramassant ses précieuses bouteilles. Et au moins la moitié de la ville a pris Tonio sur le pouce, un jour : c'est ainsi que Tonio se déplaçait pour les distances plus longues.

Il se trouve des gens à Chambly pour penser que Tonio avait besoin d'argent. Ces sous, Tonio les mettait bien à l'abri, au cas où il en aurait besoin. Tonio avait peur de manquer de tout. Peut-être parce qu'il avait manqué de certaines choses, enfant, va savoir...

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Jeanne ne connaissait pas Tonio depuis toujours parce qu'elle n'habite pas Chambly depuis toujours, juste depuis quelques années. En Gaspésie, me dit-elle, tout le monde se fait des sourires, même si on ne se connaît pas. En ville, c'est moins le cas...

Ici, elle a souri à Tonio.

Et Tonio lui a souri.

Dans ces sourires, ils sont devenus proches, elle l'a pris sous son aile.

Jeanne est donc allée à l'appart de Tonio, inquiète. Pas de réponse à la porte. Elle a demandé au proprio d'ouvrir la porte de l'appart.

Pourquoi cette insistance ?

Va savoir. Un pressentiment, tiens...

La porte fut déverrouillée. Et Tonio était là, malade, amaigri, la peau sur les os, le ventre gonflé comme une femme enceinte. L'instinct de Jeanne ne l'avait pas trompée, Tonio était bel et bien dans le pétrin : un pépin au coeur qui faisait s'accumuler de l'eau dans son ventre.

Et Tonio étant Tonio, il n'avait ni demandé d'aide ni cherché à aller à l'hôpital, il souffrait dans son petit monde. Seul.

Mi-avril, Tonio a donc été admis à l'hôpital, à Saint-Jean-sur-Richelieu. Sur Facebook, son hospitalisation fut une grosse nouvelle. Des souhaits de prompt rétablissement, des mots doux, des souvenirs attendris : en veux-tu, en v'là, les Chamblyens ne se sont pas retenus de lui dire qu'ils l'aimaient...

Sophy Rhéaume et Mélanie Perron ont ouvert une page, « Rassemblons-nous pour Tonio », où les gens pouvaient faire des dons pour aider Tonio dans sa convalescence, parce que pour se remettre sur pied, Tonio allait devoir manger autre chose que des Big Mac.

Et tiens, tant qu'à y être, pour lui acheter de vrais souliers, de vrais bons souliers de marche, pour quand il recommencerait à arpenter la ville à la recherche de bouteilles vides...

À l'hôpital, Tonio prenait du mieux. Jeanne allait le voir souvent, trouvait le temps pour Tonio malgré sa vie de fou, la job, les enfants...

Jeanne lui lavait les cheveux, le coiffait, le massait. Tonio pleurait, à l'hôpital, quand Jeanne l'aidait à faire sa toilette. Peut-être que Tonio n'avait pas été touché très souvent, dans sa vie. Sous la peau, il y a le coeur.

Un soir, Jeanne a pris un selfie avec Tonio, à l'hôpital.

- Je peux la mettre sur Facebook, Tonio ?

- OK.

Les « J'aime » se sont mis à défiler, un, deux, trois, dix, vingt, cent... Avec autant de commentaires exprimant de la joie face à la rémission de Tonio, décrit comme la « mascotte » de Chambly.

- Je suis une personne indésirable, pis ils m'aiment, a dit Tonio.

- T'es une personne vulnérable, l'a corrigé Jeanne.

- Une personne vulnérable, a répété Tonio...

Sur Facebook, c'est comme si tout Chambly s'était mis à relayer cette belle photo. Jeanne lui lisait les commentaires de l'une et de l'autre, Tonio reconnaissait des visages, des noms...

- Ils m'aiment.

- Oui, Tonio, ils t'aiment.

- Je suis une vedette.

Mélanie Perron, elle, a imprimé 200 messages d'affection dirigés vers Tonio. Et elle les a colligés dans un cartable, qu'elle a remis à Tonio, lors de sa dernière visite à l'hôpital. « Il connaissait tous ceux qui avaient écrit un message, dit Mélanie, et j'avais droit à une histoire sur chacun d'eux... » Dans le cartable, Mélanie a aussi mis un article du Journal de Chambly : « Immense vague d'amour pour Tonio à Chambly ».

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Tonio est mort seul, le 2 mai, à l'hôpital.

Complications liées à son état. Il avait 68 ans.

Le Journal de Chambly a encore parlé de Tonio : « Une icône de Chambly disparaît ».

Le 14 mai, il aura de superbes funérailles au Complexe funéraire Desnoyers. C'est Jeanne Gaudreault et Robert Collin, l'épicier, qui orchestrent l'événement. Catherine Avoine, une chanteuse du coin, y poussera quelques notes. Paraît déjà que ce sera salle comble. « Si tous ceux qui disent qu'ils vont venir tiennent promesse, lance Robert Collin, il n'y aura pas assez de place... »

On dit d'Antonio Dionne qu'il était un orphelin de Duplessis. On dit qu'il avait grandi dans le « Bas-du-Fleuve » avant d'arriver à Chambly à 17, 18 ans. On dit bien des choses, mais Tonio, lui, ne disait rien de sa vie pré-Chambly.

On sentait qu'il en portait encore les cicatrices.

Tonio a vécu seul, probablement sans vraiment jamais se rendre compte qu'il était aimé, qu'il était un - LE ! - personnage de sa petite ville. Ce n'est qu'à la fin de sa vie que Tonio a su, compris et senti qu'il était aimé.

Il l'avait pourtant toujours été, m'assure M. Collin : « Tout le monde en prenait soin, je dirais. Personne n'était méchant avec lui. »

Quant à Jeanne Gaudreault, elle est aujourd'hui comme tant d'autres personnes aujourd'hui à Chambly : triste. Elle a de la misère à croire qu'elle ne verra plus son Tonio, tiens, qu'elle ne le traînera pas voir sa jument cet été, comme elle le lui avait promis...

Chose certaine, Jeanne va continuer à sourire au monde : « On ne sait jamais le bien que ça peut faire, un simple sourire. »