Martin Matte en convient : même si sa carrière est un des plus formidables parcours de l'humour québécois actuel, son émission Les beaux malaises à TVA représente quelque chose comme une frontière dans cette carrière. « Une émission qui rassemble jusqu'à deux millions de téléspectateurs : oui, il y a un avant et il y a un après. »

Avant Les beaux malaises, grâce à ses spectacles, grâce à ce partenariat avec Honda, pas de problème, Martin Matte était connu, très connu, une mégastar de la culture populaire québécoise.

« Mais il y a une puissance dans la télévision que je ne connaissais pas, dit-il. Je ne pensais pas que ça allait ratisser aussi large, qu'on allait être aimés autant des ados de 15 ans que des dames de 75 ans... »

Le resto se remplit pour le lunch et un monsieur s'excuse de nous interrompre, tend la main à Matte : « Merci, dit-il simplement, merci pour Les beaux malaises... »

Je confie alors à Martin Matte que je m'étais promis de lui dire merci moi aussi si je le croisais un jour : Les beaux malaises, sa série d'humour qui a, pour l'essentiel, pris fin mercredi dernier - TVA diffusera deux ultimes épisodes la saison prochaine -, est probablement l'objet qui m'a le plus fait rire à la télévision québécoise ces dernières années. Et à la maison, c'est générateur de souvenirs avec l'héritier, lui aussi fan de la maisonnée de Martin Matte et de Julie Le Breton. J'ai décidé d'inviter l'humoriste à luncher, à la place, pour pondre cette chronique...

Matte me raconte les messages qu'il a reçus des fans de la série, réalisée par Francis Leclerc. Cette femme qui, déconcentrée par son propre rire, a fait une chute en se levant du divan, pour aller se casser les dents sur la table de la cuisine. Ce n'est pas drôle, mais c'est drôle : « La dame nous a envoyé une photo d'elle, avec sa facture de dentiste... »

Puis, il me récite de mémoire un autre message, reçu d'un homme, père de famille : Salut, j'ai 50 ans. Mon fils en a 16. On ne se parle plus. Mais le mercredi, 21 h, c'est le seul moment où on rit ensemble, où on se tape sur les cuisses ensemble. Où on est ensemble...

Penché sur mon ordi, je note les mots de ce père racontés par Matte, une histoire parmi mille qui illustre comment la télé peut encore fédérer les familles où chacun a les yeux rivés sur son propre petit écran. Je lève les yeux pour lui poser une autre question...

Et Martin Matte, dont le personnage de scène est toujours au-dessus de ses affaires, a les yeux pleins d'eau, ému. Il réfléchit à voix haute, imagine le quotidien de ce père, qui est l'histoire d'un million de parents d'adolescents...

Et il est franchement touché par l'idée que cette série - qu'il a imaginée, qu'il a écrite, dans laquelle il joue, pour laquelle il s'est si bien entouré - puisse aider à créer des liens chez ces Québécois qui, eux aussi, l'ont aimée.

« La télévision, c'est... »

Il cherche ses mots.

« Puissant. »

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Ses yeux embués au rappel du souvenir de ce père anonyme, c'est peut-être un des symptômes de ce que Martin Matte appelle « le gouffre », ce moment qui s'insinue dans sa vie après chacun de ses projets.

Matte n'est pas un humoriste tout-terrain : il ne concilie pas la scène, une émission de radio et des présences dans les quiz télévisés. Il se concentre généralement sur un truc, un projet dans lequel il plonge entièrement. Trois, quatre ans à écrire, monter et présenter un spectacle. Trois, quatre ans à écrire, scénariser, produire Les beaux malaises...

Mais après, me dit-il, il y a ce gouffre, ce décalage entre l'euphorie de la création, de la performance et le retour à la réalité. « Tu fais la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Il y a 3000 personnes qui hurlent, qui t'applaudissent. Le lendemain, c'est fini, tu reviens à la réalité, tu fais les lunchs des enfants...

- Pareil pour la fin des Beaux malaises ?

- Oui. Même si je n'entends pas les gens applaudir pour Les beaux malaises, je me fais toujours arrêter par des gens qui veulent en parler, me dire qu'ils aiment ça. Partout. C'est un petit bonheur. Et quand il n'est plus là... C'est un gouffre. »

Et avec la fin imminente des Beaux malaises, Matte va bientôt devoir fixer le gouffre.

***

Je signale à l'humoriste que tout, dans Les beaux malaises, me semble optimal, parfaitement « sur la coche » : des textes à la réalisation, en passant par la distribution des rôles, principaux et secondaires. Il en profite pour raconter le mélange de travail et d'instinct qui préside aux choix créatifs, vante le travail de Francis Leclerc (réalisation), François Avard (coauteur), Julie Le Breton (choisie sans audition, sur la base d'une performance dans En audition avec Simon), Steve Asselin (directeur photo, pour l'an III)...

« Prends la trame sonore. J'écoutais plein de musique, pour trouver ce que serait la signature sonore, je cherchais. Je voulais une musique qui a une couleur... »

Son choix s'est arrêté sur Fred Fortin, qui a lancé jeudi son cinquième album, la même semaine que la fin des Beaux malaises. « Fred est un petit génie, qui est capable d'être discret avec sa musique : je n'aime pas quand la musique télégraphie l'émotion... »

L'humoriste reviendra souvent sur le talent de l'une et de l'autre. Je sens qu'il sait que le succès des Beaux malaises tient autant à son propre talent qu'à celui de ses collaborateurs.

Et pour vanter le travail des techniciens, essentiels anonymes, il prendra un détour dans son passé, dans la « shop » de son père, qui a tenu une vitrerie à Laval, sur le boulevard des Laurentides. « Des gens qui punchaient à cinq heures et qui partaient, même si la job n'était pas finie, j'en ai vu. Nos techs, ils se donnent. Ils se dépassent, ils trouvent des solutions. Ils sont fiers, après, de regarder l'émission avec leurs proches... »

C'est cette admiration pour les techniciens qui l'a poussé à évoquer les griefs des techniciens des plateaux de la productrice Fabienne Larouche, en montant chercher un trophée au dernier gala des Gémeaux. « On fait de grosses journées, avait-il lancé, mais, quand on coupe et qu'on impose un rythme qui met en danger la santé des techniciens et des comédiens, c'est inacceptable, puis il faut se le dire... »

Il fut le seul à relayer publiquement ce que bien d'autres disaient en privé.

« Ça a été quoi, ton déclic ? Ce qui t'a poussé à en parler ?

- Je me suis dit : est-ce qu'on peut nommer les choses ? Tout le monde en parlait, en coulisses. Je n'ai jamais tourné pour Fabienne, et elle a une carrière exceptionnelle. Mais j'ai des amis techs qui ont travaillé sur ses plateaux, des gens qui ont levé les bras en disant : "J'en peux plus !" J'ai voulu dire : "Écoutons-les..." »

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Martin Matte planche sur les deux derniers épisodes, ceux qui scelleront la série la saison prochaine à TVA. Il me raconte que depuis trois semaines, il s'échine là-dessus.

« C'est épuisant, mal dormir parce qu'une scène n'est pas au point... »

Les beaux malaises achèvent et bientôt, Martin Matte fixera le gouffre. Mais l'écran, grand et petit, contrairement à la scène, peut vivre longtemps après sa diffusion initiale. Il évoque ces films de la franchise Retour vers le futur qui l'ont fait triper, jeune, qu'il a pu regarder avec ses propres enfants...

« Il y a ça de beau avec Les beaux malaises : il y a une pérennité. »