C'était en mars dernier, à Sherbrooke, dans le stationnement d'Aube-Lumière, une maison de soins palliatifs. À l'intérieur, Sébastien m'attendait et, obstiné comme les bancs de neige de cette fin d'hiver, il n'avait aucune intention de mourir.

Malgré tous mes efforts, chaque fois que je mets le pied dans une maison de soins palliatifs, je porte la culpabilité inhérente à l'insolence des bien-portants. Il y a quelque chose de presque indécent à entrer dans ces lieux en sachant qu'on en sortira, qu'on retournera au tourbillon de la vie.

Sébastien Duchesne, 45 ans, m'attendait dans sa chambre, une chambre qu'il occupait depuis sept mois. Sept mois en maison de soins palliatifs: une aberration, ou un miracle, si vous croyez aux miracles.

C'est un beau cocon, une maison de soins palliatifs. On ne le dira jamais assez, on ne dira jamais assez à quel point ces lieux - pensez aussi aux unités hospitalières de soins palliatifs - sont des marques de civilisation. La Maison Aube-Lumière ne fait pas exception.

L'exception, c'était Sébastien, si on veut: le pensionnaire moyen des maisons de soins palliatifs est plus vieux que Sébastien, qui était le plus jeune pensionnaire de cette maison où on ne réside généralement pas très longtemps.

Cancer des voies biliaires, ce qui ne laisse pas beaucoup de chances. Les voies biliaires, ce sont les canaux composant la plomberie du foie, si on veut. Le 3 juin de l'année précédente, les médecins avaient opéré pour voir si la science pouvait l'aider. La science n'y pouvait rien.

En plus des week-ends, les deux enfants de Sébastien, Louis et Jeanne, venaient le voir trois soirs par semaine à Aube-Lumière avec Cynthia, sa blonde, la mère des enfants. Ils faisaient leurs devoirs sous la supervision de Sébastien. Le soir, avant le dodo, quand Cynthia et les enfants étaient de retour à la maison, Sébastien pouvait garder le contact par Facetime, la vidéotéléphonie de l'iPhone.

Lors de notre rencontre, Sébastien avait la paupière tombante, un peu fatiguée. Mais il était tout vif, il ne ratait aucun mot, aucune phrase... Ce qui est admirable, quand une pompe vous injecte par intraveineuse 800 mg de Dilaudid par jour pour maîtriser la douleur.

Si je vous parle de Sébastien, c'est que ce fut une de mes plus belles rencontres de 2015. Nous avons passé l'après-midi à jaser de tout et de rien, de la vie et de la mort, des enfants et des grands, dans une totale absence de bullshit.

J'ai demandé à Sébastien à quoi pense un homme qui sait que la mort approche. Sa réponse est sortie immédiatement. Elle ne vous étonnera peut-être pas, elle m'a hanté le reste de l'année 2015: «Au temps.»

Au temps qui est passé, à l'instant présent qui est déjà passé dès qu'on y pense, à l'avenir qui se construira sans soi. À ces gestes, à ces paroles dont on ne sera jamais témoin, aux événements sur lesquels on ne pourra exercer aucune influence. La douleur de la maladie a beau se geler au Dilaudid, la science n'a pas encore inventé de pompe qui puisse geler la douleur de savoir qu'on ne sera pas là pour ses enfants, aux grandes et petites étapes de leur vie.

Sébastien était obstiné. Cette obstination lui a peut-être fait gagner de précieux mois, des mois au cours desquels sa chambre a souvent été pleine de visiteurs, tous ces gens qu'il avait croisés dans sa vie et qui ne pouvaient pas croire que «Seb» allait mourir si tôt, si jeune. Chacun a eu son moment précieux avec lui.

Sébastien savait qu'il ne serait jamais là pour les petits et pour les grands instants de la vie de ses enfants, mais il savait qu'il avait le temps de penser à ce qu'il leur dirait, s'il y était. C'est ainsi que pendant deux jours, en août 2014, avec des amis qui possèdent les outils pour ce genre de chose, il a enregistré quelques heures de témoignage, de conseils, de leçons de vie et de réflexions pour ses enfants et pour sa blonde. Du beau travail, professionnel - j'ai vu une des capsules -, une présence pour le temps qui viendra: les Noëls, l'entrée au secondaire, pour les dixièmes anniversaires de Louis et de Jeanne...

Au départ, je voulais chroniquer sur ces capsules préparées par Sébastien pour ses enfants, pour sa blonde. Sébastien était d'accord pour que je les visionne, Cynthia aussi. J'entrevoyais les contours d'une chronique technologique: jamais il n'a été si simple de se filmer, de stocker des octets et des octets de sagesse, comme Sébastien l'a fait pour Louis, pour Jeanne, pour Cynthia, pour être un peu «là» au-delà de son enveloppe corporelle.

Sauf que je n'ai jamais trouvé l'angle pour la chronique techno inspirée par la vie et la mort de Sébastien Duchesne. Peut-être parce qu'une petite voix me disait qu'il y a des zones d'intimité qui ne se racontent pas dans le journal.

Le vrai «sujet» incarné par Sébastien Duchesne était là, juste sous mon nez. Je parle du temps qui nous est imparti, plus court qu'il n'y paraît. On le sait, mais on l'oublie toujours, parce qu'oublier la fugacité de nos existences est le luxe des bien-portants. C'est la grâce que je me souhaite pour 2016, c'est la grâce que je vous souhaite aussi: ne pas oublier que le temps passe vite.

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Sébastien Duchesne est mort le 2 mai, à 45 ans. La basilique-cathédrale Saint-Michel de Sherbrooke n'était pas assez grande pour accueillir toute sa constellation d'amis et de parents, le jour de ses funérailles.