Pauvre Renaud Lachance, il a été victime de sa rigueur. « Victime », ce n'est pas mon terme, ce n'est pas ma déduction : c'est le mot choisi par le commissaire dissident de la Commission d'enquête sur l'industrie de la construction dans le titre de son épître aux Québécois, lundi soir : « Victime de ma rigueur ».

Ce qui force M. Lachance à nous parler de sa rigueur ? Des courriels obtenus par l'émission Enquête qui montrent ses mots très durs à l'égard de la présidente de la Commission, France Charbonneau, ainsi qu'une version préliminaire d'un chapitre du rapport final, raturé et commenté de sa main.

M. Lachance, dans ces 80 objections écrites, en consacre beaucoup à atténuer la portée de phrases qui auraient été dommageables pour le Parti libéral du Québec (PLQ).

La lettre de l'ex-vérificateur général du Québec fait 968 mots. Pourtant, il n'en consacre pas un seul à son incompréhensible absolution de Marc Bibeau, grand argentier du Parti libéral du Québec sous Jean Charest. M. Bibeau (que la Commission a rencontré à huis clos, pas en public) est celui qui passait le chapeau aux firmes de génie, parfois en leur rappelant combien d'argent en contrats publics elles avaient reçu.

Je résume. Quand Jean Charest a pris la direction du PLQ, en 1998, l'homme d'affaires Marc Bibeau est apparu dans la grande famille libérale, il a présenté M. Charest à des milieux d'affaires. Plusieurs témoins à la commission Charbonneau - comme Violette Trépanier, Marc-Yvan Côté, Pierre Bibeau, Marc Cadotte et Tony Accurso - sont venus dire à quel point Marc Bibeau en menait large dans le financement libéral. Certains ont précisément utilisé le terme « responsable du financement » en parlant de M. Bibeau (qui n'a jamais été invité à témoigner publiquement devant la Commission).

Or, que dit Renaud Lachance dans une de ses ratures-objections obtenues par Enquête ? Ceci : « Important, seul Robert Benoît, Orford (PLQ) a dit qu'il a entendu dire que Bibeau était le responsable du financement. En fait, Bibeau n'a jamais eu de fonction officielle au PLQ. »

La première phrase de M. Lachance est fausse. La seconde est vraie si elle est prise au pied de la lettre, mais parfaitement fausse dans le réel.

Pour vous le démontrer, permettez une très longue citation du rapport de la Commission, pages 692 et 693, sur la rencontre entre Marc Bibeau et Georges Dick, président de RSW.

« Dans son témoignage, l'ingénieur Georges Dick, président de la firme de génie RSW (deuxième en importance auprès d'Hydro-Québec après SNC-Lavalin), a décrit la tentative de "trafic d'influence" auquel il a été soumis par Marc Bibeau vers la fin de 2002. Bibeau, qui a joué un rôle-clé dans le financement du PLQ au cours des années 2000, se présente alors aux bureaux de RSW : une rencontre avec ce dernier avait été organisée par Claudio Vissa, personne en charge des relations avec le PLQ au sein de la firme de génie. Bibeau se décrit comme un "conseiller de M. Charest" et comme le "responsable du financement auprès des entreprises". Il explique qu'il a recueilli des contributions d'autres firmes de génie et que RSW est apparue récemment "sur son radar". Il va jusqu'à prétendre qu'il sera en mesure d'influencer l'octroi des contrats lorsque le PLQ prendra le pouvoir : 

C'est simple, il nous a expliqué qu'il s'occupait du financement auprès des entreprises, que bientôt, le Parti libéral prendrait le pouvoir, que lui, il serait en position pour influencer l'octroi des contrats, que... que déjà certaines des firmes qui avaient contribué à sa demande lui avaient demandé des contrats que RSW obtenait d'Hydro-Québec, et que... Là, j'ai compris que c'est comme ça qu'on était apparu sur son radar, que lui nous connaissait pas mais que nos... nos compétiteurs qui avaient accepté de... son... sa proposition de contribution avaient... eux nous connaissaient. Et, donc, il venait nous voir dans ce contexte-là. Puis, là, j'ai compris qu'il voulait qu'on fasse des... une contribution.

« Bibeau évoque devant Dick les montants de 60 000, 70 000 et 80 000 dollars qu'il a amassés auprès d'autres firmes. Dick explique que RSW a plutôt l'habitude de contribuer au niveau des comtés ou par les contributions des actionnaires dirigeants aux campagnes de financement du parti. Bibeau rétorque : "Ah ! Ça compte pas. Pour moi, il faut que ce soit une contribution qui me... me soit remise." Dick est décontenancé par cette "démarche [...] aussi directe", car il n'a jamais été sollicité de la sorte par aucun représentant du PLQ : 

J'étais surpris qu'il puisse représenter le Parti libéral puis tenir ce discours-là, alors que ça correspondait pas du tout à la façon dont les gens du Parti libéral que je connaissais parlaient avec les présidents de firmes ou dans le contexte de financement de... de partis. J'étais surpris aussi qu'il dise qu'il était conseiller de M. Charest puis qu'il parlait de... de trafic d'influence, finalement. Il suggérait qu'il pouvait diriger les contrats puis en enlever, puis en redonner, puis... [...] Disons que, sur le coup, [...] j'étais choqué, j'étais surpris. »

Le récit de M. Dick rend risible l'affirmation écrite de la main de M. Lachance, selon laquelle seul Robert Benoit « avait entendu dire » que M. Bibeau était « responsable du financement ».

Et s'il est vrai que M. Bibeau n'a jamais eu de « fonction officielle » au PLQ, le témoignage de M. Dick complète celui d'autres témoins : M. Bibeau en menait très, très, très large dans le financement du parti. Pensez au bagarreur dans une équipe de la LNH : ce joueur n'est jamais identifié comme bagarreur, ce n'est pas une position « officielle ». Pourtant, toutes les équipes savent qui est le bagarreur attitré, dans chaque équipe.

Pour quelqu'un qui astique sa propre légende de rigueur, je trouve que Renaud Lachance devrait se garder une petite gêne : l'absolution qu'il a donnée à Marc Bibeau au mépris des faits est aussi consternante qu'inexplicable.

Et on se serait attendu à ce que quelqu'un qui se gargarise de ses 20 ans dans le monde académique, comme M. Lachance dans son épître, présente plus d'arguments que le seul mot « ridicule » pour marquer ses objections aux tournures de phrases présentées par France Charbonneau, objections qui édentaient des mots très durs pour - encore - le PLQ.

Bien planqué derrière son devoir de réserve, bien à l'abri derrière une lettre qu'il ne défendra pas dans des entrevues avec les médias, Renaud Lachance peut bien se poser en victime. Mais il ne peut pas faire oublier les faits qu'il omet commodément dans sa lettre. En cela, il mérite toutes ces colères, il mérite que son nom soit associé à des théories du complot : sa lettre n'est qu'une séance d'autojustification qui n'effleure même pas la surface des faits évoqués par Enquête.