Hier, je vous racontais l'histoire de la vie d'Audrey Carey, juste sa vie. La Québécoise de 23 ans a été tuée à San Francisco, dans la nuit du 2 au 3 octobre. Trois jeunes sans-abri sont accusés de son meurtre. Aujourd'hui, la mort d'Audrey et la vie qui continue pour Isabelle Tremblay, sa mère.

Après, on voit toujours des signes, des oracles à rebours. Après la mort d'un proche, je veux dire. Peut-être que c'est vrai, peut-être pas. C'est facile de ne pas croire à ces signes, à ces oracles, quand on n'est pas en deuil.

Isabelle se souvient qu'Audrey avait commencé à tirer aux cartes, au tarot, avant son départ. Elle avait tiré sa mère une fois. Isabelle sort une feuille de papier. Il est question de catastrophes, d'injustice, de changements brutaux : « Ce qui m'est arrivé. »

Isabelle se souvient s'être réveillée troublée, le dimanche 4 octobre. Comme toujours, mère poule, elle était inquiète pour Audrey. Mais ce matin-là, c'était plus intense. Elle se rappelle avoir été irritée de ne pas pouvoir la joindre, là, tout de suite, fâchée qu'Audrey n'ait pas activé sa couverture cellulaire pour ce voyage.

C'est ce soir-là, le 4 octobre, que son téléphone a sonné, à l'heure du souper. À l'autre bout du fil, un Américain.

- Je suis de la police de San Francisco. J'appelle pour une urgence concernant Audrey Carey.

Bref, l'appel qu'un parent ne veut jamais, jamais, jamais recevoir.

Oui, Audrey a un piercing au poignet.

Oui, elle a les cheveux blonds.

Oui, elle a les yeux bleus.

Je suis désolé de vous dire que votre fille est morte, lui a dit la voix au bout du fil.

Des fois, les mères poules ont raison de se faire du souci.

Le lundi 5 octobre, le San Francisco Examiner révélait l'identité de cette femme retrouvée morte d'une balle dans la tête dans le Golden Gate Park, dans Marin County : Audrey Carey, une « voyageuse canadienne » de 23 ans. Les médias de Montréal ont immédiatement pris le relais, citant des proches, publiant des photos d'Audrey. Isabelle, elle, s'est terrée à la maison, sous le choc, déboussolée, la maison pleine d'amis et de proches. Pas question de parler aux médias.

À sa table de cuisine, lundi dernier, Isabelle ouvre son ordi pour une énième fois afin de retracer un souvenir, trouver un courriel. Elle me lit un bout du dernier message d'Audrey, celui du 27 septembre.

- Je la sentais très... "loin".

- Loin ?

- Elle n'était pas loin comme ça, dans ses autres voyages. Je sentais que quelque chose m'échappait. Avec le recul, c'est peut-être la vie qui m'arrachait Audrey doucement...

Le mercredi 7, la police a arrêté trois suspects dans la mort d'Audrey. Trois jeunes itinérants, des « drifters », comme disent les Américains. Des « âmes perdues », selon les mots du porte-parole de la police de Marin County, ce jour-là.

Le trio soupçonné d'avoir tué Audrey est aussi soupçonné du meurtre de Steve Carter, deux jours après. M. Carter, 67 ans, prof de yoga, a été abattu de plusieurs balles en faisant une randonnée avec son chien. Le trio soupçonné de son meurtre a été arrêté en Oregon au volant de sa Jetta. Les policiers ont retracé le véhicule grâce à son GPS intégré. Ils avaient le matériel de camping d'Audrey en leur possession et l'arme qu'ils auraient utilisée pour tuer Audrey et Steve Carter. Celle-ci avait été rapportée volée d'un véhicule dont les portes avaient été laissées déverrouillées, quelque temps auparavant, à San Francisco.

Je vous raconte tout ça, mais il est à peu près certain qu'Isabelle l'ignore. Elle n'a pas cherché à connaître les détails de la mort d'Audrey, n'a pas voulu savoir qui sont ceux accusés de l'avoir tuée.

Elle sort une pile de papiers, un formulaire de l'organisme californien de compensation des proches de victimes d'actes criminels. Il faut y écrire qui est soupçonné du meurtre. « Je ne sais même pas leurs noms. Ça m'a pris du temps pour réaliser qu'il y a ces gens-là. Quand un ami m'a dit : "Isabelle, ils ont trouvé les gens...", j'ai répondu "Les gens ?" J'ai mis du temps à comprendre. »

Une fois, elle est allée voir sur l'internet. C'est tout. Quand l'enquêteur, la procureure et le District Attorney sont venus à Saint-Jean, le père d'Audrey a voulu savoir : qu'ont-ils fait, avant de la tuer ?

Moi, dit Isabelle, je ne voulais pas savoir...

« Le policier a juste dit : "Ce n'est pas le moment de parler de ça." Alors j'ai su. J'espérais que c'était juste une balle dans la tête. Ça finit vite, une balle dans la tête. »

Elle me raconte tout ça, Isabelle, et elle ne pleure pas, la voix ne fléchit même pas. J'écris dans mon calepin : elle est tough. Je ne sais pas comment elle fait.

Depuis la mort d'Audrey, il y a les signes, il y a ces oracles à rebours qu'Isabelle voit partout. Et il y a toutes ces petites choses banales, ces choses qu'on remarquait à peine et qui prennent désormais une importance vitale.

Des peintures faites par Audrey à l'école, qu'Isabelle veut faire encadrer, et qui deviennent plus précieuses que des Picasso.

Cette pile de Devoir, son journal préféré, sur son bureau.

Et les vieux messages d'Audrey sur la boîte vocale d'Isabelle...

Isabelle pitonne dans son téléphone.

La voix de la machine : « Premier message sauvegardé... »

Puis, la voix d'Audrey : « Maman, j'ai été chez Fido, tantôt, pis j'ai oublié mes cartes d'identité. Je me demandais si tu pouvais me les laisser avant d'aller au gym... »

C'est Audrey, ça ! lance Isabelle. Toujours à oublier un papier, à égarer une clé. Elle sourit. « J'ai enregistré le message sur mon ordinateur, aussi. »

Quand Isabelle a organisé une soirée commémorative, le 24 octobre, 1000 personnes sont venues. Voici le DVD qu'on en a fait, tu le regarderas, me dit-elle en me donnant le disque. La Ville de Saint-Jean va planter un arbre, un chêne, en mémoire d'Audrey.

« On a toujours été proches, Audrey et moi. On a eu de bons moments. » Elle se tourne vers l'immense photo d'Audrey, radieuse, à sa droite. « Surtout la dernière année. »

Quand le policier et les deux procureurs californiens sont venus au Québec, ils lui ont demandé s'ils souhaitaient, elle et le père d'Audrey, Jacques, que la peine de mort soit demandée pour le trio de suspects.

- As-tu dit oui ?

- Audrey et moi, on avait déjà discuté de ça. Nous étions contre.

- T'as dit non ?

- Je leur ai dit que je ne suis pas dans la vengeance. Que je leur faisais confiance, que je n'ai pas d'opinion.

Des fois, Isabelle échange sur l'internet avec Lokita Carter, la veuve du marcheur tué deux jours après Audrey, par le même trio de suspects, selon l'accusation.

- Son mari et elle, ils étaient un peu comme Audrey. Des gens très peace and love. Un peu comme Audrey. Lokita a les mêmes sentiments que moi, les mêmes questions...

Des questions terribles, qu'elles posent à l'être aimé.

As-tu eu le temps d'avoir peur ?

As-tu souffert ?

Comment t'es-tu sentie ?

Selon la police, le vol est le mobile du meurtre d'Audrey. On lui aurait pris son argent et son équipement de camping.

Et c'est le seul moment de l'entrevue où Isabelle se fâche. Le seul juron, le seul coup de sang.

- Crisse, elle avait 600 $ ! Pas 1 million ! »

Je ne sais pas quoi dire. Il y a un long silence. Isabelle se retourne vers sa droite, vers le cadre qui contient cette photo surdimensionnée de sa fille.

- T'es tough, lui dis-je. 

- Par bouttes. Pas tout le temps.