Il menait une vie active, il avait des diplômes, un métier. Sa femme avait un plus gros job que le sien. Alors il a gardé le fort à la maison, il s'est occupé des enfants: les devoirs, les repas, le soccer. Il bossait un peu à la maison, à temps partiel. Tout allait bien, enfin, bien... Tout allait normalement, je veux dire.

Ce matin-là, non loin de la station de métro Radisson, il porte un chapeau style Indiana Jones et un Kanuk de couleur vive. Il a le sourire d'un homme qui n'a pas tout perdu.

Pourtant, il a tout perdu.

Il arrive, ce matin-là, de Joliette.

Il me tend la main: «Moi, c'est Fred.»

***

Il y a mille façons, j'imagine, de tomber dans la pauvreté. Tout allait bien pour Fred, disais-je, à s'occuper de la famille, à s'occuper des enfants, des repas, des devoirs, du soccer...

Mais derrière cette vie ordinaire, il y avait des fissures, bien sûr, et les fissures sont devenues crevasses, et il y a eu une histoire d'héritage mal barrée qui a un peu obsédé Fred, et il y a eu des mots regrettables et... et... Et la vie, quoi.

Et la femme de Fred l'a quitté, un jour.

Pas d'animosité, pas de vaisselle lancée sur les murs, d'après ce que Fred m'a raconté. «Ma femme, dit-il - car il dit encore «ma femme» -, n'est pas méchante. Je la comprends, même.» Mais elle l'a quitté.

Elle est bien correcte avec lui, m'assure-t-il: quand ils se sont séparés, elle lui a payé «un ménage» - Fred est de cette génération qui dit «ménage» pour désigner tout l'attirail domestique - et c'est sa femme qui, depuis deux ans, paie l'entreposage dudit ménage.

Fred avait donc des diplômes, un métier. Il avait dirigé des hommes, il avait des états de service, il avait des contacts, des amis. Il allait élever les enfants avec son ex, pas loin de «leur» maison. Fred allait rebondir.

Mais Fred n'a pas rebondi. Il a réalisé qu'au fil des années, au fil des décennies, en fait, son réseau personnel et son réseau professionnel s'étaient en quelque sorte synchronisés sur ceux de sa femme.

Et là, quand sa femme est partie, les amis sont partis. Les contacts aussi.

Enfin, «partis», j'exagère, ils ne se sont pas volatilisés dans la nature... Mais ce fut tout comme. Dans les séparations, il y a des gens qui se sentent obligés de choisir un camp, et personne n'a rallié le camp de Fred.

Pas de coup de main, pas de références, pas de contrat pour l'aider à rebondir, à repartir.

Rien.

«C'est un peu là que tout a déboulé. Je suis un gars qui a besoin d'appartenance.

- D'«appartenance», Fred?

- J'ai besoin d'appartenir à un groupe. Jeune, j'étais pensionnaire au collège, je tripais: j'appartenais à un groupe. Plus vieux, même chose: ma famille, celle de ma femme...»

Quand sa femme est partie, l'«appartenance» est partie, elle aussi.

***

Il a pris des jobines, s'est mis à tutoyer le diable au point de le tirer par la queue, un contrat l'a fait atterrir à Joliette, le contrat s'est terminé abruptement et...

Et Fred s'est retrouvé coincé à Joliette, à 55 ans. Pas de job, pas de char, juste un chèque de BS de 645$ par mois et une chambre. «Même pas de matelas, imagine...»

C'est fou à dire, mais Fred était coincé à Joliette comme on est coincé dans une ville assiégée par des rebelles: incapable d'en sortir. Par manque de fric, dans son cas.

Il y a mille façons de tomber dans la pauvreté. Celle de Fred, ce fut une lente chute qui lui a fait perdre le focus, comme il dit. Un déracinement qui l'a mis en marge de lui-même, pour un temps. Un temps quand même assez long pour tomber hors du marché de l'emploi et pile-poil dans le cercle vicieux de la pauvreté.

Je dis ça comme ça, «cercle vicieux». On peut croire à un cliché. C'est la réalité, pourtant. Tenez, cette semaine, Fred avait des entrevues à Montréal. Mais il n'avait pas les 10,10$ nécessaires pour prendre l'autobus de Joliette à Montréal pour s'y rendre, à ses entrevues.

Pas de 10,10$, pas de bus, pas d'entrevues, pas de job. Et tu restes dans cette ville imaginaire où t'es réellement assiégé, une ville nommée Pauvreté. Juste pour vous dire comment c'est dur, des fois, remonter dans le bus de la vie.

Mais bon, enfin, Fred les a trouvés, ces 10,10$, il s'est payé le ticket de bus Joliette-Montréal. Il me raconte tout ça dans l'auto, depuis le métro Radisson.

«Est-ce que je parle trop?

- Non, Fred, tu ne parles pas trop.

- Je parle trop, des fois. En entrevue, tantôt, faut pas que je parle trop. Je veux qu'ils comprennent ma passion pour la job, tsais. Mais j'ai tendance à trop parler.»

Il y a eu un moment de silence, Fred a replacé le gros sac de sport brun qu'il tenait sur ses genoux. Puis il a dit, pas spécialement pour moi: «C'est comme si j'avais perdu confiance, maudit.»

Je l'ai laissé quelque part sur la Rive-Sud, une heure avant sa première entrevue.

***

Le lendemain, Fred m'a écrit.

«Je n'ai pas eu à parler beaucoup, c'est lui qui a parlé...»

Ça s'est bien passé. Fred attend une offre d'emploi écrite: mardi, il l'attendait pour aujourd'hui, jeudi. On s'est laissés, m'a-t-il dit, sur une poignée de main.

Fred croise les doigts.