Vous avez peut-être vu Sophie Deraspe et Sandra Bagaria, il y a quelques semaines, sur le plateau de Guy A. La première est la réalisatrice d'un documentaire, Le profil Amina, dont la seconde est la protagoniste principale.

J'ai vu le documentaire, récemment. C'est aussi troublant, fascinant qu'on le dit. Une histoire de notre temps, une histoire d'amour au temps du 2.0 sur fond de drame géopolitique.

Nous sommes en 2011. Le Printemps arabe enfièvre la Syrie. À l'époque, la trame narrative est simple: une partie des Syriens s'élève contre le régime dictatorial de Bachar al-Assad.

Et c'est à cette époque que Sandra commence à échanger via Facebook avec Amina, une Américano-Syrienne qui habite Damas. Très vite, les échanges deviennent intimes. On peut lire ces échanges dans le documentaire. Disons-le, puisque ça se dit au XXIe siècle: elles sont amoureuses, même si elles ne se sont jamais rencontrées.

Parallèlement à sa relation avec Sandra, Amina - jolie petite brunette - décrit la révolution dans son blogue, Gay Girl in Damascus. Elle devient coqueluche du web, symbole de cette Syrie qui gronde et qui revendique sa liberté. Une jeune lesbienne qui manifeste chaque jour, qui défie les brutes du régime dans son blogue: c'est une histoire irrésistible, qui trouve des échos partout dans le monde.

À l'autre bout de la planète, à Montréal, Sandra est tétanisée par l'inquiétude. Il y a ce qu'Amina lui raconte sur le danger qui guette à chaque détour, bien sûr: les révolutions sont des affaires sanglantes. Et Amina est personnellement ciblée: la moukhabarat, police secrète du régime, lit son blogue. Amina raconte l'épisode dans un billet s'intitulant My Father, the hero, où elle raconte comment son père a repoussé les sbires de Bachar al-Assad, ce jour-là. Les médias du monde entier s'emparent de cette héroïne improbable et inspirante.

Sois prudente, mon amour, écrit un soir Sandra à Amina, parce que ces choses-là, en ce siècle-là, sont possibles, même entre des gens qui auraient été des étrangers, jadis...

Et quand Amina est kidnappée en pleine rue par des inconnus, Sandra est avertie en primeur par une proche d'Amina, qui lui écrit personnellement. Très vite, ce kidnapping devient une nouvelle internationale: les fans d'Amina et un tas de personnes de bonne volonté réclament sa libération. Twitter, Facebook, les blogues, les médias: autant de relais à la cause d'Amina.

Puis, petit à petit, des soupçons commencent à circuler. Un journaliste américain commence par demander, sur Twitter, si quelqu'un a déjà rencontré Amina. En vrai, en chair et en os...

Et personne ne répond par l'affirmative.

Le département d'État américain, lui, n'a aucune trace d'une ressortissante américaine du nom de cette Amina, aucun passeport n'a été délivré à son nom.

Puis, une Croate vivant à Londres, Jelena Lecic, fait savoir au journal The Guardian que les photos d'Amina parues dans ses pages ne sont pas celles de la blogueuse. Ce sont les siennes.

Amina, c'est elle, dans le sens où «Amina» - l'utilisation des guillemets s'impose dorénavant - a utilisé les photos de Jelena Lecic, sans son autorisation. À Montréal, Sandra a la nausée. Pas besoin de lui faire un dessin, elle comprend.

«Amina» n'existe pas. Quelqu'un, quelque part, a utilisé les photos de Jelena Lecic comme vitrine à une vie inventée, celle d'une blogueuse syrienne fictive.

Dans le macro, médiatiquement, c'est un canular de calibre olympique. Dans le micro, pour Sandra, c'est une trahison intime épouvantable, une trahison qui pourrait difficilement exister à une autre époque.

Sophie Deraspe documente autant les mécanismes de cette trahison que les rouages de la traque pour débusquer la personne qui a joué ce mauvais tour à Sandra et à des milliers de personnes sincèrement inquiétées par le sort d'«Amina».

«Ça n'a jamais été pour moi une histoire d'amour simple, m'a dit Sandra, lorsque je l'ai rencontrée, avec Sophie. Elle met en scène tant de problèmes contemporains: l'identité, les relations avec les autres, comment on consomme l'information...»

Dans les relations virtuelles, dit Sandra, l'ordinateur est une interface à fantasmes. Pas strictement au sens sexuel, précise-t-elle, au sens large. On regarde le profil Facebook de quelqu'un, on absorbe des fragments de sa vie, on scrute ses photos. Et sans avoir rencontré cette personne, «on se projette» sur cette représentation de la vie d'une personne...

L'histoire de Sandra Bagaria est la version extrême d'une histoire devenue banale, à l'ère du numérique: se faire enfirouaper par un(e) inconnu(e) qui se fait passer pour quelqu'un d'autre: j'ai raconté ma propre expérience dans La Presse, l'automne dernier. Mais ce qui rend Le profil Amina exceptionnel, c'est le contexte géopolitique du canular et la documentation de la traque, qu'on vit par-dessus l'épaule de Sandra, d'Istanbul à Jérusalem en passant par Washington.

«Ça te dit quoi sur l'époque, Sophie?

- Beaucoup de gens, grâce à internet, sont sortis d'une sorte d'isolation qui aurait été la leur, jadis. Ils ont trouvé d'autres marginaux, comme eux, par exemple. Mais ça a permis à plusieurs personnes de vivre par procuration ce qu'ils ne peuvent pas vivre dans leur propre corps... Et on peut se dire, au fond: «Pourquoi pas?» Eh bien, la réponse, c'est: «Parce que ça engage les sentiments d'autrui»...»

Le profil Amina est présenté en première canadienne ce soir, aux Rendez-vous du cinéma québécois, après avoir été en compétition officielle au festival américain de Sundance. Juste pour la dernière portion du film, où Sophie filme Sandra débusquant la personne qui s'est fait passer pour «Amina», ne le manquez pas quand il sortira en salle, le 10 avril.

C'est un rappel - un autre - que le vrai est vraiment seulement un moment du faux, comme l'a dit Guy Debord dans La Société du spectacle, bien avant l'invention du profil Facebook.

Au fait, quelqu'un sait si Debord l'a écrit, ce livre?

Quelqu'un l'a vu l'écrire, je veux dire?

Non?

Faut se méfier de tout, de nos jours.