Après le massacre de Polytechnique, la police de Montréal portait une sorte de stigmate, sous la forme d'un doute épouvantable: les premiers policiers arrivés sur le campus de l'Université de Montréal auraient-ils pu stopper le tueur?

Le fou a ouvert le feu à 17 h 10.

Il s'est suicidé à 17 h 28, peut-être 17 h 29.

Dix-huit minutes, minimum, où il n'a jamais été inquiété par la police.

Oublions les cafouillages logistiques et communicationnels qui ont retardé l'envoi des premiers policiers sur le campus, parfois au mauvais endroit.

L'information importante est la suivante: entre l'arrivée du premier véhicule de police à Poly (17 h 21) et l'entrée des policiers dans l'immeuble (17 h 36), il s'écoule 15 minutes.

Ces 15 minutes ont engendré une éternité de doutes et de remords dans le coeur et l'âme de dizaines de policiers dépêchés à Polytechnique en ce 6 décembre fatidique.

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Le rapport de la coroner Teresa Z. Sourour, déposé le 10 mai 1990, est rédigé de façon clinique, avec des faits d'une précision parfois insoutenable.

Elle note que dès 17 h 22, 16 policiers sont déjà aux portes de Poly. Ils ne sont pas tous au même endroit. Ils ignorent qu'ils sont 16. Mais comme l'appel est - erronément - traité comme une prise d'otages, et même s'ils savent qu'il y a eu des coups de feu, la procédure est claire: les agents doivent former un périmètre et attendre que le « GT », les policiers spécialisés du SWAT, arrive.

Au même moment, le tueur vient d'entrer dans la cafétéria. Il entre dans la dernière phase de son crime, qui le mènera à la salle B-311, où il se suicidera six (ou sept) minutes plus tard après avoir tué quatre femmes.

À 17 h 22, si ces policiers étaient entrés dans l'immeuble, que se serait-il passé? Auraient-ils pu limiter le nombre de victimes?

Impossible à dire.

Poly est un immense bâtiment, que les policiers ne connaissaient pas et qu'ils allaient investir dans des conditions chaotiques.

Peut-être qu'avec un peu de chance, dans des conditions idéales - je pèse mes mots, ici, je mets des gants blancs -, peut-être que le tueur n'aurait pas eu le temps de tuer ses dernières victimes, dans la cafétéria et dans la salle B-311.

Dans l'analyse de son travail à Poly, la police de Montréal s'est assurée que jamais plus elle n'aurait à se poser ces questions douloureuses.

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« Après Poly, les policiers ont été entraînés à courir vers les coups de feu, dans un événement du genre », se souvient l'ancien chef de police de Montréal Jacques Duchesneau, qui était adjoint au chef Alain Saint-Germain, en 1989.

Quand un fou décide d'entrer dans un lieu public pour ouvrir le feu, dit M. Duchesneau, « il a toujours l'avantage », puisqu'il choisit le moment et le lieu du massacre.

« Tu ne peux jamais être assez rapide pour prévenir le drame, mais ce que tu peux faire, c'est de limiter les dommages en inondant l'endroit de la fusillade de policiers. »

L'approche a radicalement changé après Poly, se souvient André Tessier, à l'époque responsable de la division des crimes contre la personne. « On a fait de la formation à haut risque. C'est-à-dire que quand il y a une fusillade, les risques sont très élevés pour les personnes: les policiers doivent donc aller au-devant de ces risques. »

Avec les leçons apprises de Poly, les policiers de Montréal qui se retrouveraient aujourd'hui dans les souliers de leurs confrères du 6 décembre 1989, à 17 h 22, suivraient la procédure actuelle: vous entrez dès que possible pour traquer le tueur, pour lui faire sentir qu'il ne peut agir en toute impunité.

Et le « neutraliser », comme ils disent.

Car c'est l'ironie de l'imparfait travail policier: les drames sont parfois porteurs d'enseignements, des enseignements souvent tragiques, comme ce fut le cas pour l'événement du 6 décembre 1989. « Ça prend des événements comme ça pour que les forces de l'ordre tirent des enseignements », dit M. Tessier.

Selon MM. Tessier et Duchesneau, les enseignements de Poly ont permis aux policiers de limiter les dégâts dans les fusillades de l'Université Concordia (1992, quatre morts) et du Collège Dawson (2006, une victime).

« Et quand vous voyez comment les policiers ont foncé sur le tireur du parlement, note M. Duchesneau, j'y vois aussi une conséquence de Poly. »

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Dans son rapport de 1990, la coroner Sourour mentionne sans le nommer un commandant qui se trouvait par hasard en civil, à Polytechnique.

Elle écrit que dès 17 h 22 - alors que le tueur était dans la cafétéria -, ce commandant a informé le répartiteur qu'il s'apprêtait à entrer dans Poly...

Mais il « entend des voitures de police s'approcher et décide de les attendre, pour entrer en force ».

La description de ce moment par la coroner est presque désincarnée. Mais ce moment cache la source d'un doute qui a hanté ce policier - Yvon Michaud, commandant de la section Nord - jusqu'à sa mort, me dit Jacques Duchesneau.

« Yvon a toujours porté ce traumatisme relié à ce moment d'hésitation. J'en ai parlé souvent avec lui. Il s'est toujours demandé s'il aurait dû entrer. Et il n'est pas le seul. D'autres sont partis à la retraite ou en congé de maladie. »