Le pont de Québec est laid. Il est rouillé. Il a besoin d'un coup de pinceau. Petit détail: le pont appartient au Canadien National. S'en fout du look du pont de Québec, le CN. Peut-être que la facture estimée - 200 millions de dollars - fait peur au CN.

À Québec, c'est devenu une affaire importante. Le maire Régis Labeaume tempête et bougonne. Il qualifie le CN d'«arrogant» et de «méprisant» et...

(Appuyons sur «pause», ici, pour laisser le lecteur reprendre son souffle, lui qui vient d'être terrassé par une attaque d'ironie aiguë en lisant que Régis Labeaume qualifie une entité extérieure à sa personne d'«arrogante» et de «méprisante»... Bon, ça va, cher lecteur? Reprenons.)

... et une campagne citoyenne appuie donc le maire et martèle partout PAINT YOUR BRIDGE, BILL (PEINS TON PONT, BILL), pour interpeller le milliardaire du logiciel recyclé dans la charité planétaire Bill Gates qui, avec 13% des actions du CN, en est le plus important actionnaire.

Dimanche prochain, les citoyens sont invités à l'Aquarium de Québec pour un rassemblement visant à mettre de la pression sur le CN, pour que le CN passe un coup de pinceau sur son pont. Le CN recevra des photos de cette colère citoyenne.

À Québec, c'est un enjeu régional qui tient tout le monde en haleine. Il faut dire que le maire Labeaume est fâché-fâché contre le transporteur ferroviaire, et que c'est dans ces moments-là qu'on est bien content qu'il soit seulement maire de Québec et pas président d'un pays possédant l'arme nucléaire: l'humanité serait sans doute déjà retournée à l'âge de pierre.

Pour forcer le CN à s'occuper de son pont, le maire de Québec a réussi à mettre 100 millions sur la table. Oui, Monsieur! Le fédéral a mis 75 millions de dollars, le provincial 23,5 millions, la Ville de Québec 1 million et la Ville de Lévis 500 000$. Total: 100 millions. Donc, on dit au CN: payez l'autre moitié.

Comment Régis Labeaume a-t-il pu convaincre Québec et Ottawa de mettre 98,5 millions de dollars sur la table en ces années d'austérité? Je l'ignore. Mais c'est le même maire qui a convaincu les élus provinciaux de mettre 200 millions dans son nouvel aréna de la LNH (sans club de la LNH)...

Peut-être que Régis Labeaume a des photos de gens très puissants dans des positions très compromettantes, et qu'il sort ces photos de sa poche de veston quand il veut quelque chose?

Mais oubliez ma métaphore farfelue de ces photos compromettantes, une seconde. Redevenons sérieux: ce qui me tue, ici, c'est ce qui se passe quand on regarde un wagon du CN pendant une minute.

Vous savez ce qui se passe quand on regarde un wagon du CN pendant une minute, non?

Pendant cette minute, le Canadien National fait 4975$ de profit.

Il y a 525 948 minutes dans une année et en 2013, le CN a donc fait 2,612 milliards de profit, ce qui le place au 9e rang des entreprises canadiennes les plus rentables.

Bref, le CN a largement les moyens de payer pour peinturer le foutu pont de Québec, son pont. Mais nos élus offrent de l'argent au CN.

La fable, elle est là. On n'a plus d'argent, hein, on se le fait dire chaque jour, l'heure est grave, austérisez-vous la ceinture, faites-vous à l'idée: on n'a plus de fric...

Que disait Martin Coiteux, président du Conseil du Trésor la semaine passée? Ah oui, M. Coiteux disait: «La pensée magique ne suffit plus.» Et là, boum, son gouvernement est prêt à donner 23,5 millions à l'entreprise qui vient au 9e rang des plus rentables du Canada pour qu'elle peinture son cr"* de pont. Magie.

Le CN a d'ores et déjà dit que ça ne changeait rien, qu'il n'allait pas payer pour peinturer le pont, plaidant notamment que l'épandage de sel du ministère des Transports a indûment contribué à le rendre si moche.

Pourtant, le scandale est ailleurs. Il n'est même pas dans les 98,5 millions que nos élus veulent donner à Bill Gates (TAKE OUR MONEY, BILL). Il est dans le show de boucane. Car tous ces élus dans la photo, qui font semblant d'être fâchés contre Bill Gates, ils vous font un beau show de boucane.

Quand le CN négocie avec ses employés qui ont le droit de grève et qui s'apprêtent à l'utiliser, Ottawa utilise la menace d'une loi spéciale pour saloper la négo à l'avantage du CN.

Quand la Ville de Québec a voulu mettre son deal avec Québecor sur la gestion de l'amphithéâtre de Québec à l'abri de toute poursuite judiciaire, le gouvernement Charest a trouvé un fling flang: la loi 204, avalisée par le PQ.

Et ainsi de suite.

Le scandale, il est là: si on veut forcer le CN à le peinturer, son pont, qu'on accouche d'une loi en ce sens. C'est ton pont, tu t'en occupes, ou alors on fait les travaux et on t'envoie la facture. Mais au pays de l'austérité, les lois sont faites pour aider les milliardaires, pas pour les faire suer.