Il y a une vie de cela, je suis allé en Afrique, dans la savane sud-africaine. J'ai vu les lions. Et j'ai vu les gnous, les zèbres, les girafes, les buffles, bref, toutes les bêtes qui vivent dans la peur des lions.

Je me souviens du guide qui nous avait demandé si nous savions pourquoi ces bêtes se déplaçaient en troupeau.

Personne ne savait.

Because there is safety in numbers.

Parce qu'en gang, on est moins à risque.

Il y a peut-être un peu de cela dans la prise de parole publique des femmes d'ici et d'ailleurs, qui racontent sur Twitter les agressions dont elles ont été victimes, avec les mots-clics #VioléeJamaisDénoncé #AgressionNonDénoncée (en anglais #BeenRapedNever-Reported).

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Qu'est-ce que je vous demandais, les gars, il y a une semaine, dans cette chronique?

Je vous demandais de sonder les femmes de votre entourage, pour constater à quel point elles sont nombreuses à avoir vécu des agressions sexuelles, de l'attouchement au viol de fond de ruelle.

Les gars, disais-je, ont trop souvent tendance à concevoir l'agression sexuelle comme le viol au fond de la ruelle. C'est plus que ça, bien sûr.

Eh bien, on dirait que les filles n'ont pas attendu que vous leur demandiez quoi que ce soit avant de prendre la parole. Avec #VioléeJamaisDénoncé et #BeenRapedNeverReported, elles crient à quel point il est complexe de dénoncer, de porter plainte.

Dans la prise de parole des derniers jours, tout un spectre de tribunes, de tons, de confessions. Twitter, les blogues, les journaux, des entrevues aux médias. Un tsunami, comme la proverbiale brèche dans le barrage. D'abord, quelques gouttes. Puis, quand la fissure devient brèche, le torrent.

Il y a eu Twitter et ses mille témoignages en 140 caractères, à briser le coeur. Et d'autres, plein d'autres femmes, sur tout un spectre de tribunes.

Il y a eu Léa, dans son blogue.

Il y a eu Julie, au micro de Beauchamp.

Il y a eu Marie-Noëlle et Karine, au micro d'Arcand.

Il y a eu Michèle, dans ces pages.

Toutes, elles ont montré leur vérité, planté leur croix sur ce spectre qui va de l'attouchement au viol. Toutes, elles sont entrées dans la lumière en montrant le caractère ordinaire de la délinquance sexuelle ici, chez nous, jadis et aujourd'hui.

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Une note dissonante, si vous permettez. Celle de Denise Balkissoon, dans le Globe and Mail, dans un texte d'une rage froide, qui nous dit que non, la prise de parole actuelle n'est pas un «moment charnière», que ça fait des années que les femmes souffrent, qu'elles sont battues, qu'elles sont tuées. «Et jetées aux cochons», écrit-elle, en référence au tueur en série Robert Pickton.

L'auteure décrit sa propre expérience de l'indifférence policière quand elle a voulu dénoncer. Elle évoque ensuite des actes d'une extraordinaire violence, commis contre les femmes, actes médiatisés qui n'ont pas suscité d'indignation publique.

Mais la prise de parole actuelle ne touche justement pas les actes extraordinaires, ces prostituées tuées dans l'indifférence, ces femmes autochtones qui disparaissent, en passant par ces épouses martyrisées à répétition dans le huis clos de leur foyer, sans que cela nous fasse un pli sur la bedaine collective.

La prise de parole actuelle relève d'autre chose, je crois. Elle n'aborde pas l'horreur hors norme. Elle aborde le caractère ordinaire, quotidien de cette ignominie qui, bien souvent, ne laisse pas de traces physiques. Ou si peu.

Mme Balkissoon dit que ça ne changera rien. Et elle a peut-être raison. D'un point de vue systémique, la prise de parole actuelle ne mènera peut-être pas à des changements radicaux dans les postes de police, dans les tribunaux, dans les lieux de travail et - encore plus important... - dans les familles.

La beauté du mouvement actuel, selon moi, est ailleurs.

Primo, toutes ces femmes qui entrent dans la lumière, c'est autant de fardeaux qui deviennent moins lourds. Ce n'est pas rien. Une vieille vérité: nommer les choses - même l'indicible, surtout l'indicible -, c'est commencer à en avoir moins peur.

Secundo, il y a un message: vous n'êtes pas seules. There is safety in numbers. Ça n'est pas rien, ça non plus.

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Pour amorcer un vrai changement, systémique, là, on n'en sort pas. Ça passe par le politique.

L'image qui me vient en tête, c'est celle de la commission Mourir dans la dignité. Quelque chose du genre, en tout cas. Des élus de tous les partis qui colligeraient des témoignages, qui entendraient des experts, ici et ailleurs. En toute sérénité. Et qui feraient des recommandations touchant une panoplie d'institutions ayant à composer avec la délinquance sexuelle.

La prise de parole s'est faite. Pour l'action, s'il y a un espoir concret, il faut regarder vers les 125 élus de l'Assemblée nationale.