Tu veux te suicider?

Je vais te dire ce que tout le monde dit. Cherche de l'aide*. Dis-le, que tu souffres. Je vais te dire aussi qu'il y en a, de l'aide, si tu lèves la main. Je vais te répéter ce qui est devenu une lapalissade, mais qui reste vrai: le suicide est une solution permanente à un problème temporaire.

Tu veux te suicider?

Je ne veux pas te culpabiliser, mais je vais te parler de ceux qui restent. Je vais te parler de Luc Gagné.

***

Luc a 41 ans, trois enfants, une vie de fonctionnaire à Gatineau avec sa femme Nancy. Son père s'appelait Michel et, à la retraite, il avait rejoint son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants à Gatineau. Il habitait au sous-sol, dans un bachelor que Luc avait conçu pour lui.

Le 23 septembre dernier, Luc et Nancy ont été contactés par un ami de Michel. Celui-ci était inquiet: Michel ne répondait pas à ses appels. Luc et Nancy sont donc entrés dans le logement de Michel. Ils ont trouvé une note sur la table:

Je demande pardon à tous les gens qui m'aiment. Mais moi, je ne m'aimais pas. - Michel

Luc a compris tout de suite. Il a défoncé la porte de la chambre à coucher de son père et l'a trouvé, couché sur le ventre, sur les coudes, «comme s'il avait voulu prendre une dernière respiration».

Mort.

Il y avait du sang partout, parce que Michel s'est suicidé en se poignardant. Du sang sur les murs. Du sang sur le plancher. Du sang sur le lit.

Il y a eu le choc, il y a eu les pleurs, il y a eu l'appel au 911, il y a eu la place traitée comme une scène de crime.

Après, il a fallu nettoyer. Je ne parle pas des âmes, je parle des lieux: Luc est allé au IGA pour louer une laveuse à tapis à 55$. «Un geste de révolte, me dit-il aujourd'hui, parce qu'une compagnie de nettoyage de sinistres - de sinistres profiteurs - voulait me charger 1048$ pour faire le nettoyage...»

Luc a refusé de laisser les sinistres nettoyeurs «profiter de ma peine et de ma douleur» et il a nettoyé lui-même la chambre de Michel avec sa machine louée 55$. Il a donc pris sur lui le geste très intime de nettoyer le sang de son père. «Je pouvais sentir l'odeur de son sang chaque fois que je vidais le réservoir de la laveuse à tapis.» Luc l'a vidé au moins dix fois, le foutu réservoir.

Le nettoyage de l'âme, lui, il continue depuis le 23 septembre dernier. Tiens, hier soir, après m'avoir parlé, Luc avait rendez-vous pour la reprise de ses séances de thérapie de groupe, avec sa femme, avec d'autres endeuillés du suicide.

«Ce qui est dur avec le suicide, me dit Luc, c'est que tu vis avec plein d'hypothèses. Et il n'y a pas de réponses.»

Il y a la note de Michel, bien sûr, qui n'est plus sur la table, mais qui est encore dans la tête de Luc, de Nancy, de tous ceux qui ont aimé Michel Gagné. Je demande pardon à tous les gens qui m'aiment. «Que veux-tu répondre à ça? demande Luc. Il n'y a personne pour entendre ma réponse.»

Michel Gagné, 67 ans, a été un homme aimant, qui n'hésitait pas à dire à ses proches qu'il les aimait. Il le disait à Luc, à son autre fils Richard, à ses petits-enfants, à ses belles-filles. Michel avait, comme nous tous, plusieurs facettes à sa personnalité, à sa vie.

Mais le hic, quand quelqu'un se suicide, c'est que malgré la bonne volonté de tous ceux qui l'ont aimé, le suicide, le geste final en vient à façonner le souvenir de ceux qui étaient ses proches.

«Tu ne veux pas oublier ton père. Mais moi, j'ai trouvé mon père. Chez moi. Alors, c'est un long cheminement. Je m'appuie sur les valeurs de mon père, j'essaie de les faire vivre. S'il y a une forme d'éternité, c'est peut-être de faire vivre les valeurs de quelqu'un à travers soi. Mais c'est dur. S'il était mort naturellement - infarctus, cancer -, ce serait plus facile de parler de ce qu'il a accompli, de ce qu'il a fait de positif.»

Et il y a les enfants...

Comment tu expliques à des enfants de 4, 6 et 9 ans que leur grand-père, cet homme qui les aimait et qu'ils aimaient, cet homme qui habitait sous la chambre des deux garçons, a choisi de se tuer lui-même? À coups de couteau?

Tu ne l'expliques pas, bêtement.

«Je n'ai pas été capable de dire la vérité à mes enfants, dit Luc. Pourtant, je n'avais jamais hésité à leur parler de la mort, de la réalité de la mort. J'ai aussi été très ouvert sur le suicide de mon père, avec tout le monde. Mais là...»

Il chuchote presque, et je sais que c'est parce que s'il parle de sa voix normale, il va pleurer. Dire les choses à voix basse, comme on garde le doigt dans la brèche d'un barrage, pour éviter le torrent.

«... Comment t'expliques le suicide à ton fils, quand il a 8, 9 ans? Je me sens incapable de le lui dire. Alors on lui a inventé une histoire de crise cardiaque, qui expliquerait le sang sur ma main, le sang qu'il a vu.»

Il y a un moment de silence. Luc finit par le briser: «C'est comme si le suicide amenait un mensonge.»

***

Tu veux te suicider?

Je vais te dire d'aller chercher de l'aide*.

Je vais te dire que si tu le fais, il y aura un sacré paquet de monde, tous les gens qui t'aiment, qui vont se sentir à peu de choses près comme Luc se sent depuis le 23 septembre dernier, depuis que son père Michel s'est suicidé.

Ils vont t'aimer encore.

Mais tu vas les tuer un peu, eux aussi.

*Aujourd'hui, 10 septembre, est la Journée mondiale de la prévention du suicide. Besoin d'aide: 1-866-277-3553