Je marche sur West Florissant Avenue. Florissant, comme l'adjectif dérivé de florir, l'ancêtre du verbe fleurir. Déambuler au Missouri, c'est marcher dans les pas des colons français, venus explorer la région dès le XVIIe siècle.

Déambuler sur West Florissant, ces jours-ci, c'est se frotter à une sorte de tempête parfaite des travers sociaux qui minent le pays le plus riche de l'histoire de l'humanité. L'occasion de parler de races et de racisme, de justice et surtout d'injustice, d'une police qui se militarise, de pauvreté et de pauvreté systémique...

Mercredi soir, je suis arrivé après l'orage. Ils étaient peut-être 200 sur un kilomètre, du McDo à l'intersection Canfield Drive, la rue où Michael Brown, 18 ans, a été tué le 9 août dernier. Et pour les «encadrer», au moins cinq fois plus de policiers.

Un groupe d'une cinquantaine de personnes - surtout des Noirs, beaucoup de Blancs - arpentait le rectangle d'asphalte entre le McDo et Canfield Drive, bien souvent les mains en l'air, comme un suspect qui se rend.

No justice, no peace...

We are Michael Brown...

Hands up! Don't shoot!

Et partout, dans ce rectangle, des gens qui veulent parler, dénoncer, pester, jurer qu'ils seront ici demain, après-demain, cet hiver, s'il le faut.

Tory Lowe est venu de Milwaukee, au Wisconsin, où il milite pour les droits civiques. Comme tous ceux qui viennent manifester ici, le jeune Lowe est convaincu que Michael Brown a été la victime d'un système qui tient les Noirs pour des citoyens de seconde zone.

- Qu'espérez-vous, d'ici un mois?

- Que Wilson soit accusé. Si ce policier n'est pas accusé, il va y avoir des troubles.

Ceux que vous croisez, beaucoup de jeunes, vous disent tous la même chose: Darren Wilson doit être accusé de meurtre. Il n'y a pas de doute dans l'esprit de ceux qui arpentent West Florissant Avenue: Wilson est un meurtrier.

Dites-leur qu'il faudrait peut-être laisser la justice suivre son cours et ils vous répondent à coup sûr que la justice, c'est pour les Blancs. Pour les Noirs, oubliez ça.

Ils évoquent tout de suite Trayvon Martin. En 2012, Trayvon Martin a été abattu par George Zimmerman en Floride. Zimmerman patrouillait son quartier à titre privé et il trouvait Martin, un jeune Noir, un peu louche. Il y a eu engueulade, bagarre. Zimmerman a tiré sur Martin et l'a tué.

La justice a acquitté Zimmerman.

La justice, c'est ça, qu'ils vous disent ici, sur West Florissant.

***

Le 9 août dernier, en début d'après-midi, Michael Brown et Dorian Johnson marchaient donc au milieu de la chaussée sur Canfield Drive, qui traverse un archipel de petits immeubles à logements à Ferguson.

Le policier Darren Wilson passait par là dans son autopatrouille. Marchez en bordure du chemin, leur a-t-il intimé, avant de poursuivre sa route.

Brutalement, il a fait marche arrière. Plus tard, Johnson dira que le policier a apostrophé Michael Brown: «Qu'est-ce que tu m'as dit?!»

Le policier a ouvert sa porte sur le jeune Brown. On sait qu'une empoignade a éclaté, que le policier a tenté d'agripper Brown par le cou alors qu'il était encore dans son véhicule. Le policier a tiré un premier coup de feu, encore assis derrière le volant.

Après être sorti, il a tiré cinq autres balles sur Michael Brown.

«Ne tire pas, je n'ai pas d'arme», aurait eu le temps de dire Brown, avant de s'écrouler, mort.

Le policier Wilson s'est-il senti menacé?

Le jeune Brown a-t-il tenté de le désarmer?

Rien n'est sûr. Rien n'est confirmé. Tout est l'objet de folles rumeurs.

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Peut-être que l'histoire est simple. Peut-être que Michael Brown a été tué par un jeune policier raciste du nom de Darren Wilson. Ceux qui manifestent à Ferguson, Missouri, depuis deux semaines pensent exactement cela.

Ils pensent que Brown, 18 ans, a été victime du racisme d'un policier dans un pays où des tas d'indicateurs démontrent que les Noirs sont encore les victimes d'un racisme systémique, bien qu'ils aient été affranchis de l'esclavagisme il y a plus de 150 ans.

Un jeune Noir non armé abattu par la police: ce n'est pas rare dans ce pays. Dans le mois précédant la mort de Michael Brown, quatre Noirs sont morts aux mains de la police, ailleurs aux États-Unis. Business as usual, ou presque.

La différence, c'est que Ferguson a encaissé le coup en manifestant. En manifestant bruyamment. Ça, c'est salement plus rare.

L'intensité des manifs de Ferguson, banlieue de 21 000 habitants jusqu'ici parfaitement inconnue au bataillon, a donc attiré une attention nationale et internationale. Et remis la question des relations raciales aux États-Unis à l'avant-scène.

Ces manifestations ont donné le prétexte rêvé à des casseurs pour foutre le feu, pour piller des commerces. On aurait tort de réduire les manifs à ces débordements. Mais la casse a donné le prétexte rêvé au gouverneur Jay Nixon pour dépêcher rien de moins que la Garde nationale du Missouri à Ferguson...

Imaginez des soldats en tenue de camouflage débarquant en Hummer dans une version morne et plate de Terrebonne. Imaginez surtout que ces militaires débarquaient (ils sont partis jeudi) pour prêter main-forte à une police déjà «militarisée», qui joue à RoboCop dans son équipement acheté au rabais du Pentagone.

Lu sur une affiche: Welcome to Fergustan.

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Le procès de Darren Wilson va peut-être avoir lieu un jour. Les autorités locales enquêtent. Par-dessus leur épaule, le gouvernement fédéral va lui aussi enquêter, question de s'assurer que l'agent Wilson n'a pas ciblé le jeune Brown parce qu'il était Noir, ce qui aurait bafoué ses droits civiques, ce qui est une compétence fédérale.

On fera peut-être un procès à Darren Wilson un jour. Mais celui de Michael Brown est déjà commencé.

Le Ferguson Police Department refuse obstinément de rendre publiques certaines informations sur la fusillade. Le rapport d'autopsie est gardé secret (la famille Brown en a commandé une à titre privé, c'est ainsi qu'on a su que six balles l'ont frappé). Le rapport d'incident est aussi gardé secret.

Mais il a rendu publique - malgré les objections du gouvernement fédéral - une vidéo de surveillance montrant Brown en train de voler dans un dépanneur et de menacer le propriétaire du commerce. Brown, un colosse, a l'air d'une brute épaisse dans la séquence.

Le message subliminal est clair: voyez à qui Darren Wilson s'est frotté.

La police a aussi coulé à FOX News une information selon laquelle l'agent Wilson avait subi une fracture de l'orbite de l'oeil dans son empoignade avec Michael Brown. Vous dire à quel point les commentateurs ultraconservateurs de FOX s'accrochent à cette hypothétique fracture comme un naufragé s'accroche à une bouée au milieu d'une mer déchaînée...

Le Ferguson Police Department n'a pas jugé bon de publier une photo de l'agent Wilson à l'orbite fracturée, non plus qu'un rapport médical attestant ladite fracture.

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Je vous écris tout cela vendredi soir dans le Starbucks du magasin Target, au bout de West Florissant, alors que Ferguson retrouve son calme. Le barista vient de me dire que j'arrive en retard à Ferguson.

En regardant par la fenêtre, il me dit qu'il y a trois ou quatre jours, il y avait cinq fois plus de camions-satellites de la télévision, dans le parking...

Je regarde dehors et c'est vrai. Au pif, il y en a deux fois moins qu'hier.

Et c'est ainsi qu'avec chaque équipe de télé qui plie bagage, lentement mais sûrement, Michael Brown et les questions qu'il a soulevées en crevant sur Canfield Drive sont en train d'être remisés au grenier de la conscience américaine.

C'est vrai que j'arrive en retard à Ferguson. Mais peut-on être en retard sur une histoire qui dure depuis plus de 150 ans?

Je vous écris de Ferguson ces prochains jours.