Chronique plate, on va parler de cancer. Du cancer à hauteur d'homme et dans le grand ordre des choses. Pour du bonheur, passez tout de suite à la couverture des Jeux de Sotchi.

À hauteur d'homme, donc, c'est Mario Boileau, 37 ans. À la loterie funeste du cancer, Mario pouvait se réjouir: le lymphome de Hodgkin est un «bon» cancer. Taux de guérison de 75%.

Mais finalement, non. Mario a gratté la mauvaise case de Loto-Crabe. Son lymphome s'entête. La chimio, l'autogreffe de moelle: rien n'y fait. Quatre ans qu'il vit avec la fatigue, la douleur et la peur de mourir.

Le seul arc-en-ciel dans l'horizon gris de Mario, c'est un médicament au nom impossible: le Brentuximab vedotin. Une nouvelle «molécule», dans le jargon médical, qu'on administre aux patients comme Mario, dont le Hodgkin persiste.

Le Brentuximab a donc permis de ralentir la progression du cancer de Mario Boileau. Ça, c'était l'automne dernier. Mais par un coup de cochon dont le système a le secret, le Brentuximab était utilisé par l'oncologue de Mario alors qu'il n'avait pas encore été autorisé pour utilisation par Québec.

Et avant Noël, boum, la réponse est venue: c'est non. Le Brentuximab ne sera pas «couvert». On ne peut plus l'utiliser.

Un coup de cochon, disais-je...

On te le donne, ça va bien, y a des résultats.

Puis, on te l'enlève. Quin toé.

L'entourage de Mario - Myriam, sa blonde; Francine, sa mère - commence à se démener. Elles plongent dans le fin détail de la pharmacologie oncologico-bureaucratique moderne.

Écrivent des lettres. Protestent. Cherchent l'anfractuosité dans le système qui permettra au Brentuximab de renouer avec Mario.

Finalement, une lettre de la Régie de l'assurance maladie leur arrive. François Roy, pharmacien-conseil, écrit à Francine Charron, la mère de Mario, de demander à l'hôpital de payer le Brentuximab...

Denis Soulières, l'oncologue du pavillon Notre-Dame du CHUM qui soigne Mario, est irrité par cette réponse de la Régie: «L'hôpital ne peut pas donner un médicament qui n'est pas sur la liste des médicaments admis par Québec: on lui impose une pénalité monétaire, s'il le fait...»

Résultat, selon Denis Soulières: les hôpitaux ne dérogent pas de la liste des médicaments autorisés. Ce que la lettre de la Régie ne précise - évidemment - pas.

Bref, non seulement on te laisse dépérir, mais en plus, on te crache des demi-vérités à la figure. Bonjour l'humanité.

L'Institut national d'excellence en santé et en services sociaux (INESSS) est la créature chargée de recommander au ministre quels médicaments devraient être payés ou pas. La semaine dernière, l'INESSS a émis un avis au ministre pour la mise à jour des listes de médicaments.

Essentiellement, l'INESSS a fait ce que son équivalent canadien, le Canadian Oncology Drug Review, avait fait il y a quelques mois: reconnaître avec nuances l'efficacité du Brentuximab et en recommander l'utilisation si le prix, très élevé, peut être réduit.

Bref, c'est le ministre qui tranchera. Mario, lui, attend toujours.

De Mario Boileau, passons au grand ordre des choses. La lutte contre le cancer dans cette province. Vous l'ignorez sûrement, mais le Québec est un cancre canadien dans l'organisation de la lutte contre le cancer.

Les deux provinces citées en exemple pour la qualité de la lutte contre le cancer sont la Colombie-Britannique et l'Ontario. Ces deux provinces ont notamment des agences totalement consacrées à la prévention et au traitement du cancer. Ça donne le ton.

Le Québec, lui, n'en a pas. Le cancer n'est donc pas abordé comme le mal du siècle qu'il est.

Cette désorganisation made in Québec - connue, reconnue dans le milieu oncologique - est peut-être la raison qui explique pourquoi certains cancers (poumon, côlon) tuent plus de Québécois que d'Ontariens et de Britanno-Colombiens.

Mais la beauté de cette désorganisation, c'est qu'elle protège le système! Parce que le Québec est tellement arriéré en matière de cancer qu'il est souvent exclu d'études canadiennes sur le cancer, car ses statistiques ne sont pas fiables.

Le Québec est en effet la seule province d'importance qui n'a pas centralisé les cancers et tumeurs dans un registre. Les hôpitaux compilent des statistiques en silo, chacun de leur bord. Le fouillis.

Comme m'a dit un officiel de la British Columbia Cancer Agency en 2010, pour une série sur le cancer, en parlant du Québec: «Si vous n'avez pas les données, comment mesurer ce que vous faites?»

Ce qui nous ramène à hauteur d'homme, au cancer de Mario Boileau. Le Brentuximab est hyper-cher, c'est vrai. Mais il s'adresse à très peu de patients.

Les autres provinces canadiennes négocient présentement une baisse du prix du Brentuximab avec le fabricant, SeattleGen. Mais pas le Québec: nous ne faisons pas partie de ce genre de négociation.

Denis Soulières, l'oncologue de Mario, croit que le refus de donner le feu vert au Brentuximab n'est qu'un autre symptôme du grand corps malade de l'oncologie québécoise.

«Le Québec est incapable de mesurer l'impact réel de l'introduction de nouveaux médicaments, dit-il, parce que son registre des tumeurs ne permet pas d'évaluer à l'avance le nombre de cas qui nécessiteraient un traitement et l'impact budgétaire global. Ceci nous différencie mal de la Colombie-Britannique, de l'Ontario et de l'Alberta par exemple, qui sont en mesure d'estimer à l'avance le coût causé par l'introduction d'un nouveau médicament.»

Libéraux, péquistes: tous les partis s'entêtent dans un modèle québécois de lutte contre le cancer d'un autre siècle. Ça crée de la souffrance humaine bien réelle, comme celle de Mario Boileau.

Si un politicien vous dit prochainement que la lutte contre le cancer est une priorité pour lui, ne le croyez pas. Il dit n'importe quoi.