La petite boîte a attiré mon attention juste avant que je sorte de la librairie Chapters. Sur la couverture, une fille à l'air déconfit, à côté d'une pile de documents. Devant elle - et c'est ce qui est dans ladite boîte - trône un de ces bonshommes sourires, un smiley comme on dit, mauve celui-là, avec un grand sourire.

Sous le smiley: "Fabulous", fabuleux!

Ça s'appelle The Daily Mood, Votre humeur quotidienne. C'est comme un calendrier, avec un anneau qui permet de changer les pages, selon votre humeur. Une page, une humeur.

Vous me suivez?

La fille sur la photo est donc d'une humeur "fabuleuse", mais c'est de l'ironie. L'ironie est l'humour du XXIe siècle, mais bon, ça, c'est une autre affaire...

Derrière la boîte: «Pourquoi est-ce que vos collègues de bureau devraient avoir à deviner votre humeur? Enfin! Il y a un moyen plus simple!»

Oui, c'est ça: vous mettez cette gogosse sur votre bureau, et selon votre humeur - furieuse, heureuse, dubitative -, vous changez les pages, pour que tout le monde sache à quoi s'en tenir!

«Enfin!»

Pure débilité, bien sûr. Le genre de cossin qu'on achète et qu'on oublie dans un tiroir. Ou qu'on donne à quelqu'un dont on se fout éperdument. Enfin, non, je divague, la vraie débilité consiste bien sûr à utiliser le truc, à synchroniser son humeur sur les 47 smileys...

Par pur hasard, le lendemain, j'ai acheté Le sel de la terre - confessions d'un enfant de la classe moyenne (dans une autre librairie où on vend de tout, même des livres), de Samuel Archibald.

Les meilleurs bouts de l'essai de ce prof de littérature de l'UQAM portent sur la consommation, sur la consommation comme fin, comme moyen, comme sport, comme passe-temps. Il raconte comment son père, des fois, l'appelle du Saguenay pour lui donner un compte rendu en direct de l'état de la consommation, au centre commercial Place du Royaume.

Salut Sam, c'est ton père. Mardi après-midi. Chus en redescendant du Canac-Marquis. Trente-trois degrés à l'ombre. Fait beau soleil, y a pas un nuage pis le parking du centre d'achats est plein. Hostie de gang de mongols...

On ne parle pas de commerce, mais de conditionnement. Nous sommes conditionnés à confondre désirs et achats. Frisson érotique quand on achète. Oui, il y a des trucs essentiels à acheter dans la vie, à la Place du Royaume ou ailleurs, je ne suis pas apôtre de la simplicité volontaire. Mais faites le décompte, quand vous magasinez: comptez le nombre de trucs parfaitement inutiles que le système essaie de vous faire acheter...

Et... Et... Et c'est parfaitement ahurissant.

(Insérez ici un smiley dubitatif.)

Permettez que je cite ici un passage de The Story of Stuff, cette vidéo d'animation d'Annie Leonard, qui devrait être montrée à tous les ti-culs de 5e secondaire de la province, sur la grande chaîne planétaire de la consommation qui nous unit tous: «La façon dont notre valeur est mesurée et démontrée est par notre capacité à consommer.»

C'est vieux comme le monde, comme complainte, et je le sais. Mille chroniqueurs et philosophes à deux cennes (c'est la même chose) ont dénoncé le lent clonage du citoyen en consommateur. Pourquoi ça ne change jamais?

Archibald raconte une scène de son enfance, quand un voisin avait acheté un nouveau char. Les hommes du quartier s'étaient mis à tourner autour du véhicule et à complimenter le nouveau et heureux proprio à son sujet.

«Je me rappelle avoir pensé: on dirait des chasseurs autour d'un gros animal mort. Une baleine halée sur la banquise, ou un genre de buffle géant. [...] Ils ne pouvaient plus prouver leur valeur en tuant un mammouth, mais ils pouvaient acheter un Grand Cherokee...»

Je reviens au machin à humeur vendu 12$ chez Chapters, parce que c'est proprement fascinant - VOTRE HUMEUR DÉCLINÉE EN 47 BONSHOMMES - réveillez-moi, quelqu'un...

Donc, quelqu'un, quelque part, a imaginé cette merde à humeurs prépackagées, il a fait un plan d'affaires pour en explorer le potentiel, s'est trouvé du financement et, BOUM, après en avoir rêvé, il l'a inventé et commercialisé.

Et il se trouvera forcément des centaines, que dis-je, des milliers de personnes pour acheter Votrehumeurquotidienne. Ils vont l'utiliser, quoi, deux, trois fois, avant que ça ne se retrouve dans le fond d'un tiroir?

Bon, je conclus en vous disant que Le sel de la terre (9,95$) coûte moins cher que l'afficheur d'humeurs à gogo. Il y a une leçon dans cela, je le sais, je le sens. Mais laquelle?