Dans la foulée de cette série sur le suicide de Stéphane Archambault, préventionniste au Service des incendies de Montréal, j'ai été soufflé par le tsunami de courriels reçus. Beaucoup de commentaires horrifiés par ce cas extrême de climat de travail toxique, bien sûr, beaucoup de gens qui sympathisaient avec la famille Archambault.

Mais beaucoup, beaucoup de gens qui m'ont dit: «Moi aussi.»

Moi aussi, me disent-ils, j'ai vécu du harcèlement psychologique, du bullying, de l'intimidation - appelez ça comme vous voulez - au bureau.

Moi qui croyais que la persécution psychologique était l'apanage de cet écosystème cruel et sans pitié que peut être une école secondaire, j'étais dans le champ. Le phénomène est bien réel chez les adultes aussi, bien souvent pas plus outillés que les ados quand le bully est un patron ou un collègue de travail.

J'ai reçu des courriels de lecteurs de tous les milieux qui ont vécu ces climats toxiques. Climats qui ne poussent pas toujours à la mort, mais qui causent, ici et là, des milliers de petites morts silencieuses.

Denis R.: «Il faut être passé par là pour se rendre compte à quel point ceux qui infligent cela aux autres sont des êtres habiles dans leur machiavélisme. Ce sont des virtuoses de la manipulation, des propos stratégiques et des attitudes perverses.»

Angèle S., qui a eu pour patron un directeur général que le personnel appelait «le psychopathe à cravate», raconte huit mois de terreur: «Il s'amusait à casser les gens. C'était son expression. Ces huit mois m'ont anéantie, je n'étais plus capable de travailler. Je pleurais tous les jours. Il ne me lâchait pas d'une semelle.»

Martine: «Je comparerais ce climat de travail au syndrome de la femme battue. On devient tellement habitué à ce genre de comportements et de commentaires qu'on ne s'aperçoit pas que c'est inacceptable.»

Ginette T., secrétaire: «Une directrice disait: «Moi, les secrétaires, c'est comme une canette de Coke: quand j'en ai fini, je les jette à la poubelle.»»

Plusieurs courriels du genre, écrits avec une encre qui vient du coin le plus noir de leur âme. Je parle d'adultes majeurs et vaccinés.

Ah, je vous entends d'ici: «Il faut dénoncer!»

C'est ce que m'a écrit Marc-André Dumont, comme d'autres. Il faut dénoncer le bully, alerter les ressources humaines, son supérieur immédiat, les proverbiales «autorités»...

Mais il se passe quoi si vous dénoncez et qu'on ne vous prend pas au sérieux?

Angèle, que j'évoquais précédemment, est allée dénoncer ces comportements au conseil d'administration. Avec deux autres collègues qui subissaient eux aussi des brimades. Réponse: «Vous avez un problème d'adaptation avec le nouveau patron.»

En 35 ans, comme c'est drôle, elle n'avait jamais eu de problème avec personne...

Nathalie Durand, enquêteuse en milieu de travail spécialisée en harcèlement, qui donne des formations en entreprise à ce sujet, me rappelle que les employeurs sont tenus légalement de fournir un environnement de travail sécuritaire. Depuis 2004, cette obligation vise nommément le harcèlement en milieu de travail, par l'entremise de la Loi sur les normes du travail.

Mais entre le réel et le législatif, il y a un canyon immense.

«En neuf années d'enquête, dit Mme Durand, je n'ai pas vu l'ombre d'un iota d'évolution et la situation semble empirer chaque fois, surtout dans les grandes organisations, publiques comme privées. Chaque fois, je m'explique mal qu'un employeur tolère un employé qui terrorise tout un département, aussi compétent soit-il, surtout lorsque c'est la victime qui est pénalisée.»

L'aveuglement volontaire, la tolérance, l'incompréhension ou l'encouragement tacite des entreprises devant les brutes en milieu de travail n'est pas un phénomène typiquement québécois. Mme Durand me cite des exemples ontariens et français. Et la meilleure vidéo expliquant le phénomène, signalée par Marco Provost, s'intitule Workplace bullying et nous vient de la Nouvelle-Zélande.

L'Homme s'est adouci et, toutes proportions gardées, la violence physique est en Occident l'objet d'une réprobation généralisée. Mais ce que j'ai appris en enquêtant sur le destin tragique de Stéphane Archambault et en lisant vos courriels sur cette série m'a ouvert les yeux sur les ravages de la violence psychologique. Ça existe et ça fait mal comme des claques sur la gueule.

À écouter les témoignages, j'ai l'impression que nous n'en sommes qu'au début d'une courbe de sensibilisation par rapport à la violence psychologique. Un peu comme en 1979, devant l'alcool au volant. La route sera longue.

Les cicatrices sont invisibles, mais elles sont aussi réelles que la cravate d'un psychopathe qui terrorise des îlots de cubicules. Je pense à Angèle S., qui terminait ainsi son courriel: «J'ai 56 ans. Et cela fera quatre ans que j'ai pris ma retraite. J'en fais encore des cauchemars en criant et en pleurant, la nuit.»