Vendredi matin, comme tous les autres matins de semaine depuis septembre, les parents de Newtown, au Connecticut, se sont réveillés déjà pressés. L'horloge! Tous les parents du monde sont esclaves de la maudite horloge, les matins d'école...

Allez, ti-cul, debout...

Mange tes toasts...

Non, je ne sais pas où il est, ton chandail orange.

Ah, pis oublie pas de te brosser les dents...

Le pied dans la porte, ce matin-là, ces parents-là se voyaient déjà dans le premier meeting du bureau; se disaient, en regardant la zone sinistrée qu'était la cuisine, bon, eh bien, on fera le ménage ce soir, pas le temps de mettre ces vestiges dans le lave-vaisselle, faut y aller...

Un matin comme tous les autres en Amérique, dans ces frénétiques minutes matinales qui lancent la journée, pour les enfants et les parents.

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Vendredi, Barack Obama a essuyé quelques larmes en trouvant des mots de réconfort pour la nation éplorée.

Barack l'homme, le père, a certainement droit à ces larmes. Une vingtaine d'enfants massacrés: impossible de ne pas penser aux siens.

Mais Obama le politicien n'a pas droit à ces larmes. Même s'il avait promis d'agir en matière de contrôle des armes lorsqu'il était candidat à la présidence, il n'a absolument rien fait à ce sujet.

En 2010, pour le premier anniversaire d'Obama à la Maison-Blanche, le Brady Center to Prevent Gun Violence lui a donné un F pour l'ensemble de son oeuvre en matière de contrôle des armes à feu. En un an, notait l'organisme, Obama a avalisé plus de reculs des contrôles fédéraux sur les armes à feu que George W. Bush en huit ans.

Note sans rapport (ou presque): le Brady Center porte le nom de Jim Brady, secrétaire de presse de Reagan, handicapé à vie depuis l'attentat contre le président en 1981.

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Fiche-moi la paix avec ton chandail orange! Mets le bleu! On s'en va!

As-tu brossé tes dents?

Ce qui est absolument certain, c'est que chacun de ces parents-là avait la certitude à peu près absolue de retrouver son enfant le soir venu, au retour de l'école Sandy Hook.

Car même si ces massacres surviennent parfois dans des écoles primaires (Dunblane, Écosse, en 1996; Nickel Mines, Pennsylvanie, en 2006), c'est encore l'exception. Les écoles primaires ne sont généralement pas sur le radar déréglé des fous.

Et même si ça arrive parfois dans les écoles primaires, j'imagine que pour les parents de Newtown, comme pour tous les autres parents d'Amérique, ils pensaient: ça n'arrive qu'aux autres.

Jusqu'à vendredi, 9h40.

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Depuis vendredi, chaque journée qui passe n'est ni une bonne ni une mauvaise journée pour parler du contrôle des armes aux États-Unis. Mais le principal lobby pro-armes, la National Rifle Association (NRA), nous dira que ce n'est pas le moment pour faire de la politique. Comme s'il ne faisait pas de la politique à longueur de journée, à longueur d'année.

La NRA est un lobby extrêmement puissant aux États-Unis. Sa vision du monde semble tirée du Moyen-Âge: l'Amérique est à l'état de nature, l'Homme ne peut compter que sur lui-même pour se défendre.

Et, bien sûr, chaque entrave mise entre l'Américain et son arme - n'importe quelle arme, même une arme copiée sur celles des militaires - est une preuve supplémentaire que l'État conspire contre ses citoyens.

Puissamment alignée sur le Parti républicain, la NRA a réussi à intimider les progressistes du Parti démocrate jusqu'à la soumission. Vendredi, il aurait été parfaitement juste de se demander si la première réaction de la Maison-Blanche, par la bouche du secrétaire de presse Jay Carney, n'avait pas été écrite par le président de la NRA: «Aujourd'hui n'est pas le jour pour s'engager dans les débats politiques habituels de Washington.»

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Vendredi matin, comme tous les autres matins de semaine, des ti-culs de Newtown sont partis pour l'école. Comme tous les autres matins, ils ont reçu ce petit baiser machinal qu'on donne à nos enfants quand ils partent pour l'école.

Allez, tu vas être en retard pour l'école.

Je t'aime.

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Dans une étude sur la violence par armes à feu menée par la UCLA School of Public Health, basée sur des statistiques colligées en 2003 par l'OCDE dans 23 pays industrialisés, voici ce qu'on a trouvé: il y a 6,9 fois plus de meurtres aux États-Unis que dans les autres pays du groupe; il y a 19,5 fois plus de meurtres par armes à feu que dans ces pays.

On dira que depuis vendredi, ce n'est pas le moment pour parler de contrôle des armes, pour-faire-de-la-politique...

Mais je lis cet éditorial du New York Times publié en avril: «Les parents des victimes du massacre de Virginia Tech (32 morts en 2006) ont toute la difficulté du monde à obtenir des rendez-vous avec les législateurs du Congrès pour boucher les trous dans la loi qui promettait un registre des personnes souffrant de problèmes psychiatriques et qui ne devraient pas avoir le droit d'acheter des armes.»

La vérité, c'est que ce n'est jamais un bon moment, aux USA, pour parler de contrôle des guns.

La vérité, c'est qu'aux États-Unis, il est plus dommageable politiquement de s'attaquer au lobby des armes que de ne rien faire devant les causes des massacres à la Newtown, à la Virginia Tech et autres Columbine.

Tout est politique.

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Vendredi soir, à Newtown, au Connecticut, un parent est revenu à la maison. La maison était vide.

Il a vu le chandail orange que ti-cul cherchait, le matin.

Il était là, sur le pouf du salon.