Ils m'avaient donné rendez-vous dans une microbrasserie de la basse-ville de Québec pour parler de leur curieux statut: fonctionnaires au gouvernement du Québec.

Rien de curieux à être fonctionnaire dans une ville où il y a autant de ministères que de pawnshops dans la rue Ontario, dites-vous?

Vrai.

Mais Québec est curieux en ce cens que le discours anti-fonctionnaires, anti-État, y résonne fièrement. Dans cette ville qui dépend beaucoup de la présence de l'État - jobs et contrats aux firmes privées-, le discours qui mythifie le Privé y est triomphant.

Ici, le dégraissage de l'État, le grand ménage prôné par la Coalition avenir Québec (CAQ), on y croit.

Trois fonctionnaires et quelques bières, donc. Stéphane, Daniel et Pierre ont tous la quarantaine, sont tous employés de l'État depuis une dizaine d'années, chacun a travaillé dans plus d'un ministère. Je ne peux les nommer, bien sûr: ils seraient sanctionnés pour avoir parlé à un méchant journaliste...

Daniel: «Peut-on accroître l'efficience? Oui. Pour le même argent, ça se fait.»

Stéphane, dubitatif: «Tu crois?»

Daniel: «Ben oui. Dans une certaine mesure.»

Mais des milliards, en «rationalisant», en «gérant mieux», en «dégraissant» ? No way. Ils n'y croient pas. Daniel: «Juste pour faire un déplacement, il faut l'approbation du sous-ministre, pour la dépense.» Tu me parles d'un voyage en avion à Gaspé? «Non, d'un voyage en bus à Montréal à 90$.»

Il n'y a pas de recette miracle, disent-il. Un dégraissage qui va dégager des économies substantielles passe forcément par du sang et des larmes et un désengagement de l'État dans de larges pans de son activité présente. Et des coupes de milliers de jobs.

«Tu te souviens de la réingénierie? demande Stéphane. Eh bien, le dégraissage de François Legault, c'est la réincarnation de la réingénierie.»

On sait ce qui s'est passé avec la réingénierie. C'est resté un mot exotique, un gadget inventé pour financer des promesses électorales. Ça n'a jamais eu d'impact dans le réel. Peut-être que c'est parce que le gouvernement libéral, version 1.0, manquait de vigueur.

C'est peut-être aussi parce que c'est plus facile à dire en campagne qu'à faire dans le réel, quand on hérite de l'État. Promettre de passer l'État au régime Weight Watchers n'est pas une particularité québécoise, remarquez: partout en Occident des partis politiques le promettent.

Je dis à mon trio de «fonfons» que je suis fasciné par le fait qu'ici, à Québec, le discours anti-État, anti-fonction publique, soit si populaire. Oui, la région de Québec possède un secteur privé vibrant...

Mais les jobs liés aux mamelles de l'État, ainsi que les contrats qu'il distribue aux firmes privées, constituent encore un moteur économique capital. Stéphane, Daniel et Pierre soupirent, échangent des sourires entendus.

Pierre: «Il n'y a pas un entrepreneur de la région qui n'aime pas faire affaire avec l'État. Et qui est mécontent d'être payé rubis sur l'ongle! Tu sais, des fois, le gars qui chiale contre l'État inefficace, c'est le même qui reçoit des contrats des ministères...»

Je leur dis mon étonnement à voir une région si dépendante du moteur économique de l'État - jobs, contrats - qui est à la fois si farouchement bandée sur le discours anti-État. C'est un peu comme si le fonds de retraite des poulets d'élevage prenait des actions des restos Poulet frit Kentucky.

Moi: «Autre volet du mystère Québec, les gars?»

Stéphane: «Ça fait 10 ans qu'on cherche à comprendre le mystère Québec. On ne trouvera pas la réponse ce soir!»

Daniel: «Bah, un des éléments, c'est la radio de Québec, qui fesse toujours sur les fonctionnaires, sur l'État...»

Stéphane: «Hum, peut-être. Mais la radio, c'est une cause ou un effet? Je ne suis pas certain.»

Plus tard, sur la 40, en revenant vers Montréal, je cherchais encore pourquoi une région qui dépend de la fonction publique souhaite mettre la hache dans cette même fonction publique. Il y a peut-être là, me disais-je, la clé du mystère Québec...

Mais peut-être qu'il n'y a pas de «mystère Québec». Peut-être qu'il y a un mystère propre au Québec. Je parle de cette tendance que nous avons, individuellement et collectivement, à voir le Québec comme un cancre en tout. Et à le dire. À se déprécier, à trouver que tout est donc mieux ailleurs. Que nous sommes de la m*rde.

Ce mystère, c'est la haine de soi.

Alors peut-être que quand la région de Québec méprise son moteur économique, ce n'est pas un phénomène réservé au 418. Peut-être que c'est la manifestation locale de ce germe que nous portons tous un peu en nous...