J'ignore si le documentaire Dérapages sera couvert de prix au prochain gala des Jutra, récompensant les fleurons du cinéma québécois. Mais une chose est certaine: s'il y avait une catégorie Film le plus utile de l'année, le film de Paul Arcand serait largement favori pour l'année 2012.

Pour la première fois, un documentaire grand public, comptant sur une large diffusion, s'est penché sur la relation tordue des Québécois avec la délinquance routière. Dérapages est le genre de film qui pourra être montré pendant des années dans les salles de classe, notamment pour amener les jeunes à réfléchir sur leur comportement au volant, dans une province qui commence à peine à sanctionner les fous de la route.

Je sais, je sais, Dérapages est sorti en salle à la fin du mois d'avril, j'arrive un peu en retard, après la parade, pour en parler: il y a eu le printemps érable qui s'est imposé dans mon agenda de chroniques, au moment de la sortie du film. De toute façon, comme l'été est propice aux folies sur la route, parler de Dérapages est encore d'actualité...

Ce documentaire de Paul Arcand, c'est comme une téléréalité dans la vie des insouciants du volant. Pas de psys, pas de «logues», que les protagonistes. Des histoires de jeunes Québécois qui se sont frottés à la délinquance routière. Pourquoi les jeunes? Parce que ce sont encore eux, les 16 à 24 ans, qui sont surreprésentés dans le bilan routier. En 2010, par exemple, ils étaient 10% des automobilistes sur nos routes. Mais ils ont été impliqués dans 29% des accidents. En 2011, ce bilan s'est légèrement amélioré.

Une des répliques les plus surréalistes du film survient dans une des nombreuses scènes où l'équipe d'Arcand a épié les interceptions de policiers, dans des zones périphériques où les chauffards pullulent. La voiture de police signale au conducteur d'une Honda qu'il doit se ranger sur le côté de la route, à Joliette. L'agent débarque et annonce au jeune «pilote» - le mot n'est pas trop fort - qu'il roulait à... 150 km/h.

Réponse du jeune homme, qui le corrige: «Je roulais à 140, monsieur!»

Les témoignages de jeunes glacent le sang. Ils sont nombreux à confesser, à la caméra, avoir fait de la vitesse, de la haute, de la très haute vitesse. Un jeune qui venait de dire à Arcand avoir déjà roulé à 165 km/h dans une zone de 90, après quelques sous-questions, a confessé un autre «exploit» au documentariste: jusqu'à 240 km/h, une fois...

Le film cible les jeunes. Mais il nous rappelle que l'enjoliveur de roue ne tombe jamais loin de l'arbre de transmission. Je parle évidemment du rôle des parents dans la transmission de la culture de témérité routière à leurs enfants. En demi-teinte, Dérapages cible aussi les parents: nombre de jeunes qui témoignent disent avoir été passagers dans une voiture faisant des excès de vitesse... Papa était au volant.

«Je trouve d'ailleurs que le film s'adresse jusqu'à un certain point davantage aux parents qu'aux jeunes», m'a dit Jean-Marie De Koninck, fondateur d'Opération Nez rouge, président de la Table de la sécurité routière du Québec et (accessoirement!) prof au Département de mathématiques et de statistiques de l'Université Laval. L'efficacité de Dérapages se manifeste surtout dans les nombreux témoignages de jeunes, note le professeur. «Il n'y a rien comme les témoignages de jeunes pour arriver à communiquer de manière efficace à d'autres jeunes.»

Pendant des années, le Québec a été un cancre en matière de lutte contre la délinquance routière, à l'échelle occidentale. Puis, pour l'année 2011, le bilan québécois a montré une cinquième amélioration globale consécutive. Soudainement, le Québec est passé en tête du peloton canadien, avec ses (désormais) 6 morts par 100 000 habitants, juste derrière le leader ontarien et ses 4,1 morts par 100 000 habitants. Le nombre de blessés a aussi chuté. Une révolution.

Mais dans cette amélioration notable, il y a le danger de tomber dans une somnolence collective triomphaliste. «J'ai récemment animé le colloque annuel de chercheurs en sécurité routière, me dit le prof De Koninck. L'un d'eux a résumé ainsi le problème du bilan routier québécois: il s'améliore sans cesse, depuis cinq ans!» Une boutade, évidemment, pour illustrer que plutôt que de se satisfaire de l'amélioration annuelle, il faut viser à briller parmi les meilleurs.

Les meilleurs? La Suède, par exemple, note Jean-Marie De Koninck, et ses 2,8 morts par 100 000 habitants. «Le taux d'alcoolémie permis y est de 0,02 et si vous commandez une bière au restaurant, le serveur doit vous demander si vous conduisez...»

Bien sûr, en lisant cela - 0,02 mg d'alcool dans le sang, MAX! -, vous serez des milliers à dire que De Koninck exagère. Non, justement. Comme un tas de choses, le rapport d'un peuple avec le volant, c'est une affaire de culture. Après des années à se tuer plus que plusieurs autres Occidentaux sur nos routes, celles-ci sont en train de se pacifier. Parce que la culture est en train de changer, les Québécois acceptent de plus en plus les entraves imposées aux fous du volant (voyez le taux d'acceptation des radars photo: 82% en 2007, à l'annonce du premier projet-pilote).

Les jeunes qui se tuent et se blessent encore trop, sur nos routes, ce sont les rejetons de cette culture traditionnellement permissive devant les bêtises du volant. Jean-Marie De Koninck a espoir de voir l'attitude des jeunes comme ceux décrits dans Dérapages changer, au fil des années. La culture change, les pères et les mères roulent dans cette culture. On peut penser que leurs enfants les imiteront...

Un jour, j'en suis sûr, nous nous souviendrons du «0,08» avec le même effarement que quand on se remémore qu'il y a 30, 35 ans, on offrait «un dernier drink pour la route» aux invités du party du jour de l'An. Question de culture.

Pour joindre notre chroniqueur: patrick.lagace@lapresse.ca