La grève étudiante qui dure depuis trois mois ne laisse personne indifférent. En quelques flashs, notre chroniqueur Patrick Lagacé trace les contours de ce climat qui pousse à la colère, à la démesure, au délire...

L'EXCÈS

Elle s'appelle Marik Audet. Mère de deux garçons (5 mois, 3 ans), 37 ans, artiste peintre, résidante de Villeray. Depuis l'adoption de la loi spéciale (dite «loi 78»), Mme Audet fait la grève de la faim, pour protester. Rien de moins.

Quand je lui ai parlé, hier, elle en était à son sixième jour de jeûne. «La loi m'a coupé l'appétit, j'ai décidé d'être cohérente.» Mme Audet reconnaît que nous ne vivons pas en dictature. Mais son geste, qu'elle qualifie de «désobéissance civile», c'est un peu pour qu'on n'arrive pas à ça, justement, à une dictature.

- Marik, comment dire... N'est-ce pas un peu excessif?

- Oui, c'est excessif. Comme la loi 78.

L'AMBIVALENCE

Un de mes plus vieux lecteurs, appelons-le M. Thorne, un homme d'ordinaire posé, que j'apprécie et qui m'apprécie, m'écrit mercredi dernier, 11 h 49, pour dénoncer ces manifs qui briment le droit des citoyens d'exister paisiblement: «On appelle ça du chantage au vandalisme et par ton ambivalence, tu y souscris.»

Ah, j'oubliais. Le courriel de M. Thorne commençait par: «Pourquoi ne retournes-tu pas en vacances?»

Quelques blagues plus tard, notre bonne entente était revenue.

LE PUNCHING BAG

Gilbert Rozon fait l'objet depuis le week-end d'un lynchage virtuel pour délit d'opinion. Le fondateur de Juste pour rire a été insulté, injurié, on a menacé son festival de boycottage, on a vicieusement rappelé son procès criminel, il y a une vie de cela.

Pourquoi?

Parce qu'il a osé défendre la hausse des droits de scolarité. Et les élus.

Mais il l'a fait avec une délicatesse qui l'honore. Avec des gants blancs, comme on manipule une fiole contenant une souche du virus Ebola. Sans les gros sabots, disons, d'un chroniqueur d'humeur. J'ai pensé, en le lisant: «Ban Ki-Rozon, sors de ce compte Twitter!»

Malgré cela, il est traité comme Ratko Mladic.

LA PEUR

Un journaliste qui en a pourtant vu d'autres, de Montréal-Nord à la place Tahrir: «Je n'avais jamais eu peur en travaillant à Montréal. Mais quand des gars masqués m'ont plaqué contre le mur, à l'UQAM, ben oui: j'ai eu peur.»

Vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous, disait Bush, après septembre 2001.

W. Bush, inspiration d'une certaine gauche radicale de notre printemps érable?

Ironiquement, yes.

LE MATRICULE 728

Scène célèbre sur le web: cette policière, matricule 728 du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), qui perd les pédales, qui poivre des manifestants certes malcommodes, mais absolument pas menaçants ou violents, en marge d'une manif. Il y a un symbole là-dedans, celui de policiers sur les rotules, mentalement et physiquement.

L'agente 728 est devenue une star de YouTube, ce qui est plutôt drôle.

Ce qui est moins drôle: cette femme porte à la taille un Walther P99QA 9 mm, l'arme de service des agents du SPVM.

Ça fait plus mal que le gaz poivre. Mais c'est la même main qui tient les deux objets.

LA 8 DANS LE COIN

Un journaliste, un flic. Ils jasent.

Journaliste: Ce que je vois sur YouTube, des fois, c'est de la brutalité policière...

Policier: Oui. C'est pas surprenant.

Journaliste: Pourquoi?

Policier: Ça fait trois mois que ça dure. Les gars sont épuisés. Font des quarts de 14, 15, 16 heures. Des fois plus. Mets les 50 livres d'équipement, toi; va sur la ligne. Fais-toi lancer des briques, des chaises, des boules de billard, soir après soir...

Journaliste: ...

Policier: Pis après, tu verras si t'as de la patience tout le temps. On verra si t'as pas envie, des fois, de fesser un peu plus fort que tu devrais.

LES ROUGES

Reçue mille fois, une chaîne de courriels annonçant un «scoop»: Gabriel Nadeau-Dubois, charismatique et télégénique porte-parole de la CLASSE, est... communiste. Il ferait partie de l'Union communiste libertaire, clame le courriel, que des milliers de gens se relaient, qui revient périodiquement dans ma messagerie.

Écho du passé: «Êtes-vous ou avez-vous déjà été membre du Parti communiste?»

Ce qui est bien, c'est que ces mêmes âmes frileuses qui craignent l'avènement d'une dictature communiste ont un peu lâché l'épouvantail musulman. On a souvent affaire aux mêmes moineaux qui vous fourguent d'ordinaire des courriels islamophobes.

LA COLÈRE

Simon Delorme manifestait contre la loi spéciale. Tout allait bien. Sortis de nulle part, partis de la queue de la manif, les policiers ont chargé. Il s'est fait fendre la lèvre par la barre transversale du vélo d'un policier.

Voici ce qui se passe dans la tête d'un homme qui n'était pas amateur d'anarchisme, de communisme ou de lancer du pavé: «Si je critique les policiers (surtout ceux qui nous ont frappés) pour leur attitude et leurs méthodes, je ne remets pas en question leur présence ou leur fonction. Par contre, la légitimité de leur autorité ne me semble plus aussi convaincante qu'avant. Mon sentiment de rébellion a considérablement augmenté. Mon degré de colère aussi. Mon respect pour le Service de police de Montréal et les autres institutions de l'État, lui, a considérablement diminué. Ma peau irritée et ma lèvre fendue, je les porte comme des badges d'honneur.

«Parce que je les ai «gagnés» en manifestant pacifiquement contre une loi honteuse et indigne. Je ne dis pas ça pour me glorifier. Au contraire, je le déplore: je le dis pour souligner l'effet le plus pervers et le plus imprévisible de la loi 78 et du climat, toxique et délétère, qui enveloppe le Québec ces temps-ci: de simples citoyens, comme moi, qui perdent confiance et respect en nos institutions publiques.

«Le cynisme, la haine, le ressentiment, l'humiliation qui envahissent les esprits. Surtout chez les jeunes, évidemment, mais aussi chez beaucoup d'autres citoyens.»

LA CONFUSION

Le 10 mai, après une autre nuit de casse, Gérald Tremblay, maire de Montréal, a dit ceci: «Comme parent, j'ai une responsabilité envers mes enfants; comme grand-parent, on a aussi une responsabilité envers nos enfants. Est-ce qu'on peut parler à nos jeunes ou à toute personne qui peut avoir une influence sur une solution de ce conflit?»

En 40 petits mots impuissants, notre maire a résumé tout le vacuum politique d'une époque.

BENITO PAR-CI, BENITO PAR-LÀ

Le mot fascisme, comme les pattes d'éléphant et le fluo, fait un retour triomphant sur la place publique.

Charest, fasciste.

Loi 78, fasciste.

Police, fasciste.

C'est trop, bien sûr. Beaucoup, beaucoup trop. C'est insultant pour la mémoire de quelques millions d'Européens morts prématurément, notamment.

Et en disant cela, bien sûr, je deviens un fasciste aux yeux de centaines (de milliers?) de carrés rouges.

On parlera donc de l'ignominie des métaphores hitlériennes une autre fois...

LE SCHISME

Le conflit étudiant en entraîne d'autres, dans les familles, dans les cercles d'amis. L'évidence anecdotique en ce sens est imparable. Stéphanie Prévost, sur ma page Facebook: «Sujet tabou avec certains de mes amis. Dans une petite ville comme la mienne, porter le carré rouge peut être un acte courageux, même. Ça t'expose à quelques commentaires agressifs.»

Une amie, qui m'a fait jurer sur la Bible de ne pas révéler son identité, justement pour ne pas causer de chicanes: «L'anniversaire du père de mon chum a été pénible. Il y a eux et NOUS. La banlieue et le vrai monde versus nous autres, mon chum et moi, de la ville. Après une heure de calme, les insinuations ont commencé à fuser. On n'a pas pu s'empêcher de répliquer...»

Le party s'est terminé dans une atmosphère de guerre froide.

LE NIQAB

Au moment où je termine cette chronique, un type vient d'entrer dans la salle de rédaction de La Presse, pour une entrevue avec Anabelle Nicoud.

Il porte un foulard rouge qui lui masque la tête, le visage, le cou.

C'est une scène surréaliste. On dirait une femme portant un niqab. Peut-être, d'ailleurs, partagent-ils un fondamentalisme vaguement cousin...

Mais bien sûr, je dis ça parce que je suis fasciste.