Au service, il y avait Domenico et Élaine. À la cuisine, son frère Vincenzo et leur mère, je ne sais toujours pas son nom mais tout le monde l'appelait « nonna ». Ce sont les plats de la nonna qu'on servait au Piatto de la nonna.

Le service était chaleureux, Domenico accueillait les habitués comme des rois tout en gardant son (parfois) rude caractère pour les moins habitués qui osaient le traiter comme un domestique, comme le font souvent les clients des restaurants.

La bouffe ? Sans prétention. Des lasagnes, des pâtes, de l'osso buco, des saucisses, parfois du risotto. On ne risquait pas de trouver là des barres de chocolat frites dans la graisse de loup marin. Comfort food, en italien, c'est quoi ?

L'âme du Piatto, c'était la nonna. La vieille mama supervisait les plats enrobés de SA sauce légendaire, parlait italien à ses enfants et finissait la plupart des soirées en cognant des clous, assise à la table « spéciale », au fond, celle des habitués. Si les Gattuso vous aimaient, vous pouviez y prendre place à votre guise. S'il n'y avait pas de place, on en faisait.

À cette table, quand c'était tranquille en cuisine et qu'il pouvait laisser les spatules à Victor, le sous-chef, Vincenzo commentait la vie en feuilletant La Presse avec ses gros doigts. Le Dr Lamarre, un habitué, citait Spinoza et pourfendait le ch. J'aimerais dire qu'il faisait cela dans la même phrase, mais c'est peut-être la nostalgie qui me joue des tours.

Quand une boutique de guenilles pour filles a décidé de prendre de l'expansion, le proprio de l'immeuble a évincé le Piatto qui a déménagé, plus au nord, rue Saint-Laurent, coin Fairmount. La clientèle a suivi.

***

Il y avait mille raisons d'aimer le Piatto, la meilleure étant que c'était un restaurant sans prétention, sans chef tatoué en attente de jouer dans sa propre série de cuisine-réalité à Canal Machin. Une place où même les m'as-tu-vu de la clientèle savaient qu'ici, leur gros ego ne régnait sur rien. Deuxième meilleure raison : le Piatto était un resto tout terrain. Parfait pour un lunch d'affaires, pour un groupe célébrant un anniversaire, pour un souper romantique.

C'est le premier restaurant où j'ai traîné mon fils. Zak n'avait pas une semaine, il était dans cette coquille qui s'accroche au siège d'auto, dormant paisiblement sur la table, malgré la rumeur du resto bondé. J'aime à penser que si je peux aujourd'hui le traîner partout sans qu'il soit un emmerdement pour quiconque, c'est parce qu'il a compris dès son arrivée sur terre, au Piatto, que la vie n'est pas un cocon cotonneux fait sur mesure pour lui.

Mais quand il se pointait au Piatto, l'héritier était traité comme un roi, comme tous les enfants qui y accompagnaient leurs parents. J'ai dans mon iPhone cette photo magnifique de Domenico penché sur la nappe en papier de notre table, en train d'y dessiner des routes au crayon de cire pour le Flash McQueen de mon fils. Ces miettes de tendresse, bien sûr, ne figuraient pas au menu.

Un soir où je partageais des « pâtes de la nonna » avec Zak, qui devait avoir deux ans, maximum, Domenico m'a pris à part. Sur le ton du conspirateur qui ne peut plus garder pour lui seul un secret capital une seconde de plus, il m'a dit...

« Arrête jamais de lui parler, Pat.

- À qui ?

- À ton gars.

- Euh, fis-je, gêné, oui, ok, promis, Do... »

Mon visage devait trahir le fait que je trouvais qu'à deux ans, mon fils était encore loin d'être un ado rebelle, que cette conversation était peut-être un tantinet hâtive. Domenico a penché sa tête d'ours vers moi, il a insisté...

« Arrête jamais de lui parler. Jamais. Même si tu penses qu'il s'en fout pis qu'il t'écoute pas. Ok ?  »

Je ne comprenais pas trop ce que Domenico voulait dire. Aujourd'hui, si. Mille fois plus.

***

Le Piatto a fini par déménager, encore, évincé par une sombre chicane de proprios. Vincenzo a accroché le logo en tomate du Piatto aux abords du Village, Domenico a dû lâcher le resto, pour soigner son coeur.

Puis, Vince a été gravement malade. Normalement, Victor aurait tenu le fort, mais pauvre Victor, il est mort au printemps. Et la nonna, vieillissante, ne pouvait pas veiller seule sur le Piatto. Vince, affaibli, non plus.

Il a averti tout le monde, l'été dernier. Fin octobre, on ferme.

***

Et par un dimanche après-midi récent, les habitués sont venus manger et boire une dernière fois au Piatto. Il y avait, bien sûr, des enfants qui couraient et qui chahutaient partout. Ils ne voyaient pas la tristesse que nous cachions, les grands, sous nos sourires résignés. Dehors, c'était gris, gris comme il sied aux jours d'enterrement. C'était celui du Piatto. Celui d'un fleuve de souvenirs aussi.