La question qui me hante depuis vendredi n'a rien à voir avec «pourquoi». La question qui me hante depuis qu'Anders Behring Breivik a assassiné 93 de ses compatriotes a tout à voir avec «comment».

Pourquoi Breivik a-t-il pris les armes pour «sauvegarder» l'Europe judéo-chrétienne de l'«invasion» musulmane?

C'est une question accessoire. J'ai lu, comme tout le monde, des extraits du «manifeste pour une Europe indépendante» de Breivik, une longue diarrhée délirante de 1500 pages, véritable creuset de reproches aux musulmans. Impossible de discuter avec un jusqu'au-boutiste de l'idée fixe comme Breivik.

Comment des sociétés ouvertes peuvent-elles détecter les fêlés comme Breivik, qui sont prêts à passer à l'action meurtrière?

Ah! ça, c'est une question intéressante.

Mais c'est aussi une question vertigineuse.

***

Avec le terrorisme «organisé», sauce al-Qaïda, même si la nature de la bête tient de la nébuleuse, il y a moyen de l'affaiblir, tout en la traquant. Elle a, pour ainsi dire, pignon sur rue. On peut tenter de l'infiltrer, d'assécher ses sources de financement, d'espionner ses membres connus. On peut aussi doter les aéroports de scanneurs qui auscultent virtuellement les parties intimes des voyageurs, à la recherche de kamikazes...

Mais comment détecter un loup solitaire comme Breivik?

Sachant ce que l'on sait maintenant, Breivik était un monomaniaque hyperactif sur le web, qui maudissait les gauchistes, sûr et certain que le peuple endormi par ses élites ne voyait pas un complot identitaire gros comme la Lune. Lui, il le voyait. C'était sa vie, ce complot...

Or, ils sont des milliers, comme Breivik. Juste sur mon blogue, j'ai au moins 25 «réguliers» du genre. Et je ne parle pas de la twittosphère québécoise...

Comment détecter celui, parmi les écrivaillons divorcés du réel qui sévissent partout dans l'univers virtuel, tuera?

Allons plus loin. Le tueur d'Oslo s'est commandé quelques tonnes d'un engrais qui, une fois bien manipulé, peut servir à fabriquer une bombe, façon Tim McVeigh en 1994, à Oklahoma City. Or, Breivik se disait agriculteur. Comment dépister, dans la masse des agriculteurs légitimes, celui qui veut fertiliser la haine, plutôt que ses champs?

Le fou d'Oslo aimait les jeux vidéo guerriers. Eh bien, il n'est pas le seul, et World of Warcraft ne fabrique pas des meurtriers. Breivik pourfendait le multiculturalisme et prônait la déportation des musulmans non assimilés. Pourtant, il y a des milliers de racistes, comme Breivik, qui ne dépassent jamais le stade des fanfaronnades sur Facebook.

Reste la question des armes automatiques. Bien sûr que les armes ne tuent personne, ce sont les gens qui tuent des gens, si je peux singer le slogan du National Rifle Association. Mais les armes automatiques permettent à des gens de tuer beaucoup, beaucoup de gens en très, très peu de temps...

Reste aussi la question de l'extrême droite, terreau fertile pour les paranos qui mettent tout dans le même bain: immigration, islam, terrorisme. À force de traquer les barbus d'Allah, l'Occident risque d'oublier ses propres fous de Dieu à la peau blanche et aux yeux bleus, qui semblent aussi inoffensifs que des mannequins de catalogues IKEA.

***

Bien sûr que Breivik est un terroriste: ses motivations étaient politiques. Mais dans sa vision paranoïde de la société, de l'immigration et de la classe politique occidentales; dans l'organisation de sa randonnée meurtrière, il ressemble davantage à ces fêlés qui font irruption dans un lieu public et qui se mettent à tirer au hasard. Breivik, c'est Marc Lépine. Pas Oussama ben Laden.

Or, comment une société peut-elle dépister des Lépine, des Cho Seung-hui (Virginia Tech), des Eric Harris et Dylan Klebold (Columbine) des Charles Whitman (Université du Texas, 1966), des Anders Behring Breivik?

Ma réponse est comme la question, elle donne le vertige: à moins d'un coup de chance, c'est impossible. Il y a toujours eu de ces fous solitaires.

Il y en aura d'autres.