Nous sommes en plein mois de juin, et quelque 78 000 élèves de cinquième secondaire sont dans un état d'esprit complètement frénétique. Oui, il y a le stress des examens de fin d'année. Mais il y a aussi ce rituel incontournable qui les galvanise: le bal de fin d'études.

Rite de passage: on sous-entend ainsi que le bal qui clôt le secondaire marque le passage de l'adolescence à la vie adulte. On me l'a répété cent fois pour ce dossier.

Je veux bien. Mais il y a une part considérable de bêtise et d'aveuglement dans ce cliché.

Le bal, c'est surtout une chose: la grande fête du clinquant, des paillettes et du paraître.

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Depuis des mois, la pression de dépenser pour être beau, mais surtout pour être belle, est énorme dans les couloirs des écoles du Québec.

Prenez Geneviève Gaudet, 17 ans, présidente du conseil des élèves au collège Notre-Dame de Montréal. Son bal va lui coûter autour de 1000$.

«La robe, que je fais venir de New York, coûte 450$. Coiffure, maquillage, ongles: 200$. Souliers: 150$. Le billet, 105$.»

O.K., je vous entends d'ici: le collège Notre-Dame, c'est une école privée. Bien sûr. Mais au public, les goûts des jeunes filles ne sont pas plus modestes. Jean Léger enseigne depuis plus de 30 ans, dont 22 à la polyvalente Deux-Montagnes: «Les filles vont dépenser entre 300$ et 800$ en vêtements pour le bal. Jusqu'à 1000$.»

Ne nous racontons pas d'histoires: le bal de fin d'études coûte plus cher aux filles. «Quand on dit aux garçons combien on a dépensé, ils sont effarés», dit Abigaëlle Hardy, 17 ans, de l'école secondaire de Bromptonville, en Estrie.

Pour les garçons, la dépense est moins grande. Pas d'esthéticienne, pas de manucure, pas de teinture, pas de robe achetée chez BCBG. Pas de rêve de princesse.

Question à Gabriel Favreau, de l'école Curé-Antoine-Labelle, à Laval: «T'as hâte au bal, Gabriel?» Réponse: «J'ai hâte à l'après-bal!»

Jean Léger est tout aussi éberlué que moi devant ces sommes faramineuses. «Il y a 30 ans, dit-il, les bals avaient lieu dans le gymnase de l'école, pas dans un grand hôtel. Certains élèves portaient des vêtements chic dénichés au Village des valeurs.

- Comment font-ils pour payer tout ça, prof Léger?

- Ils travaillent!»

Ou ils demandent aux parents de payer. On n'imagine pas l'angoisse qui ronge des milliers de parents dans les bungalows québécois, en ce mois de bals, déchirés qu'ils sont entre principes et portefeuille...

Madeleine Fex, mère de trois adolescentes à Saint-Augustin-de-Desmaures, m'a envoyé ces paroles magistrales: «Ça me brise le coeur de refuser à l'une de mes filles d'avoir l'air d'une princesse pour un bal dont elle rêve depuis des années, mais qui ne sera en fait qu'un mauvais show de téléréalité, où chacun essaie de voir qui aura la plus belle tenue, quelle arrivée sera la plus remarquée. En oubliant d'avoir du fun...»

Mais, nuance Jean Léger, nombre de mères «poussent» leurs filles à vivre pleinement ce grand «show de la princesse». Un autre prof, dans une autre école, m'a parlé de deux anciennes élèves - noms à l'appui - qui ont reçu de leur mère un cadeau très moderne pour marquer le bal: des implants mammaires...

Le paraître, c'est aussi l'«arrivée» au bal évoquée par Mme Fex. Toute l'école est là, ainsi que les parents, pour voir les princes et les princesses descendre de leurs carrosses. Dixit Geneviève Gaudet: «C'est super important.»

C'est aussi une course à l'originalité qui donne lieu à des scènes bizarres. Jean Léger: «Une élève est arrivée en Cadillac blanche flanquée de quatre motos. Quand elle est sortie de l'auto, les motos ont fait un énorme show de boucane en faisant crisser leurs pneus. C'est en traversant ce nuage de fumée qu'elle est entrée au bal.»

L'originalité, c'est se pointer dans un camion de pompiers loué, comme le feront Geneviève et cinq de ses amis. C'est louer - 3600$ pour 12 heures - la Lincoln Navigator allongée d'Allanté Limousine. «Ce n'est que 450$ par personne pour un groupe de huit», plaide Johnny Antonacci, le patron, pour qui le mois de juin est le meilleur de l'année.

Geneviève Gaudet, jeune fille brillante et posée, assume le côté pompeux du bal. «C'est une soirée superficielle. Je ne le suis pas, mais ce soir-là j'ai envie d'être remarquée, comme tout le monde. C'est notre dernière soirée ensemble, on a envie de laisser un bon souvenir aux autres...»

Petite pause dans mon cynisme pour évoquer Onia Bouchard. Le 22 avril, perchée sur les épaules d'un ami, elle est tombée au sol, un dimanche de tam-tam au mont Royal. Grave traumatisme crânien. Pas de cégep l'an prochain. Réadaptation.

Elle a eu peur de rater son bal, celui de l'école Georges-Vanier. «Parce que c'est la dernière fois que je vais voir tous mes amis.» Les médecins ont donné le feu vert: elle sera au bal le 22 juin. La princesse Onia aura le coco rasé, gracieuseté de la chirurgie.

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Rite de passage, le bal de fin de secondaire? Oui. Si vous croyez aux contes de fées, vous croirez peut-être qu'il marque le passage de l'adolescence à l'âge adulte...

J'y vois autre chose. Tout ce fric, tout ce clinquant, ces fringues hors de prix et surtout ce brûlant besoin d'épater: les ados cognent à la porte du paradis consumériste. Un monde où, demain, ils pourront acheter du bonheur, un paiement mensuel à la fois.

Ce soir, les petits Québécois iront au bal.

Demain, ils pourront avoir une VISA.

Après-demain, ils seront mûrs pour aller se montrer rue Crescent, un week-end de Grand Prix de la Formule 1.