Dans son minuscule bureau de l'Université de Calgary, le professeur de sciences politiques le plus influent de l'histoire canadienne récente répète ma question: «Que veut l'Alberta?» Puis, Tom Flanagan y répond: «L'Alberta veut surtout qu'on la laisse tranquille!»

Pour Tom Flanagan, la politique n'est pas qu'un sujet d'étude abstrait: il a baigné dans les eaux parfois boueuses de la politique, comme conseiller de Stephen Harper, dont il a été chef de cabinet, en plus d'être un des principaux dirigeants des campagnes conservatrices de 2004 et de 2006.

Je sais, je sais. Vous vous dites sans doute que donner la parole à Tom Flanagan, ancien lieutenant d'un premier ministre qui fait figure de control freak en matière de communication, est une perte de temps. Sauf que Flanagan est un électron libre, qui se fiche du spin de son ancien giron conservateur.

Tenez, hier, Flanagan a volé au secours d'un candidat libéral, John Reilly, éviscéré par les conservateurs pour des propos nuancés à propos des peines à infliger dans les cas d'agressions sexuelles. Récemment, il a vanté l'objectivité d'un politologue étripé par Sun Media, pour délit imaginaire de sympathies libérales, dans un «scoop» touchant la CBC.

Bref, Flanagan dit ce qu'il pense et pense ce qu'il dit. Ça en fait une bibitte bizarre, en ces jours de guéguerres électorales. Selon une taupe à Ottawa, ça ne le rend pas très populaire chez ses anciens camarades.

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Pour Tom Flanagan, il n'y aura pas d'apocalypse, le 2 mai, si Stephen Harper arrache la majorité qui, en trois élections, lui a échappé.

«Les questions comme l'avortement, la peine capitale, le mariage gai sont réglées. Les intérêts de Stephen, ils sont ailleurs: la justice, l'armée, l'économie. Oui, il a donné aux social conservatives du respect, il en a nommé à certains postes. Il en invite au 24, Sussex. Il les écoute.»

Mais c'est tout, constate Flanagan. Les conservateurs sociaux, très croyants, ont beau se sentir chez eux au Parti conservateur, des députés ont beau prier à genoux dans un avion quand une collègue libérale a un malaise, «ils savent que ce genre de conservatisme ne peut pas décoller au Canada », croit Tom Flanagan.

Ça fait plus d'une semaine que je suis en Alberta. Quand je demande aux gens pourquoi ils voteront PC, la réponse la plus populaire touche la gestion (et la défense) conservatrice de l'exploitation des sables bitumineux, une industrie majeure. Ensuite, vient l'abolition du registre des armes à feu. Puis l'économie.

Jésus, l'avortement, le mariage gai?

On ne m'en a pas parlé une seule fois. Évidemment, si j'allais interroger un pasteur, la réponse serait probablement différente. Mais la moyenne des ours ne fait pas de boutons à propos de ces enjeux. Ça recoupe ce que Flanagan me disait, vendredi dernier, dans son bureau.

«On peut pas faire de changements politiques qui ne soient pas appuyés par la culture», constate Flanagan, qui utilisait le mot «culture» dans le sens de l'air du temps, des valeurs générales de la population.

-Pas de programme caché, alors?

-Malheureusement, non!

-Pourquoi malheureusement?

-Je rêve d'une réforme pure du conservatisme!

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Si l'Alberta est si conservatrice -27 sièges sur 28 aux dernières élections fédérales, 40 ans de règne conservateur au provincial-, c'est en partie parce que la province a toujours craint les visées d'Ottawa face à ses ressources naturelles. L'Alberta a été créée en 1905, mais ce n'est pas avant 1935 que le fédéral a cédé à la province la maîtrise de ses ressources. En 1980, le gouvernement libéral a imposé à l'Alberta le Programme énergétique national, qui garantissait aux Canadiens des prix plus bas que ceux du marché pour le pétrole et le gaz. L'Alberta en veut encore aux libéraux.

C'est pourquoi les partis qui ne soutiennent pas sans nuances l'exploitation des sables bitumineux, ici, sont vilipendés. Les Albertains ont la mémoire longue. «Nos peurs ne sont pas imaginaires», dit Tom Flanagan.

J'ai demandé au prof Flanagan pourquoi le PC peine tant, au Québec. Sa réponse est d'une candeur caractéristique: «Stephen Harper a fait de grands efforts. Mais ce n'est pas un gars de la place (native son). Il fait face à Gilles Duceppe, qui est un gars de la place. Y a-t-il un exemple dans l'histoire canadienne, d'un chef de parti, qui n'est pas un Québécois, capable de gagner le Québec quand son principal adversaire est un Québécois? Je ne pense pas. C'est peut-être un fardeau impossible. Ça ne dit rien à propos de Harper, qu'il n'ait pas pu aller plus loin. Peut-être que c'est aussi simple que ça : ce n'est pas possible. Tu passes à autre chose. Tu essaies de faire des gains ailleurs.»