D'Haïti à Saint-Jude, j'ai commis une centaine de papiers pour La Presse cette année. Voici une rétrospective de l'année 2010 à travers des prénoms qui se sont retrouvés dans quelques-uns de ces papiers...

WIKENDLEY - Je me souviens du camp suffocant, des tentes de draps et de toiles posées à même la terre d'un terrain de soccer. C'était en janvier, dans Solino, à Port-au-Prince, environ une semaine après le séisme. C'était mon premier jour sur le terrain. Wikendley Michel, comme des dizaines d'autres, m'a expliqué qu'elle avait tout perdu, qu'elle n'avait reçu aucune aide, ni de la Croix-Rouge, ni de l'ONU, ni de l'État haïtien.

Elle tenait dans ses bras sa petite fille de 2 ans. Un bébé faible, léthargique. Elle m'avait expliqué les diarrhées et les vomissements. Elle avait planté son regard dans le mien: «Est-ce que vous allez laisser mourir mon bébé?»

Après Wikendley, j'ai passé le reste du voyage fâché. J'ai écrit de la même façon.

ED - Je me souviens de ces milliers de personnes qui attendaient depuis des heures dans le terrain vague. Je me souviens des camions disposés en W entre la foule et les sacs de riz; des enfants qui pleuraient et des mères qui s'évanouissaient. Au début, la distribution s'est faite dans l'ordre.

À la fin, une bousculade énorme a commencé quand les gens ont bien vu, entre les camions, qu'il n'y aurait pas assez de riz. Des femmes enceintes se tapaient dessus pour un sac de riz, au plus fort la poche. Les Casques bleus, paniqués, tiraient des coups de semonce dans les airs.

Edward Minyard, lui, dirigeait les bénévoles, debout sur le petit tas de sacs, au milieu de la panique et des coups de feu. Ex-soldat recyclé dans la consultation, son passe-temps est la logistique en zone de désastre. Il s'est porté volontaire auprès d'une ONG, après le séisme. Au moment où tout dérapait, Ed était zen. Impavide, tel le lieutenant-colonel Kilgore dans Apocalypse Now, il donnait les sacs de riz aux plus petits.

Je ne sais pas où tu es, Ed, mais je sais ceci: le monde a besoin de plus de gens comme toi.

LINDA - Elle a la sclérose en plaques, elle se déplace en fauteuil roulant, elle s'appelle Linda Gauthier. Sa vie, c'est faire suer a) ceux qui disent «handicapé» plutôt que «personne handicapée» et b) les élus et les commerçants qui oublient ceux qui se déplacent en fauteuil roulant.

Je pourrais vous parler de son combat, mais ce qui me marque encore, c'est l'amour. Celui qui l'unissait à son mari. Lui, plus jeune qu'elle. Plus vigoureux, forcément. Beau gosse, silencieux, discret, qui nous regardait pendant l'entrevue, en faisant la vaisselle, dans l'appartement adapté de Linda Gauthier, boulevard Saint-Joseph. Il aurait pu choisir n'importe qui. Il a choisi une coquette handicapée qui fait profession d'emmerder l'univers.

Pardon, Linda, je voulais dire «personne handicapée».

C'est fort, l'amour.

RAYNALD - Il se fait de la bonne radio, à Québec, malgré les apparences. Mais il s'y fait aussi de titanesques singeries, et j'ai donc commis cette année deux chroniques qui esquintaient deux Prix Nobel de CHOI, MM. Dupont et Landry.

J'aimerais souhaiter de joyeuses Fêtes à M. Raynald Brière, grand patron de Radio Nord, qui paie une partie de ses décorations de Noël grâce aux perles de sa ménagerie radiophonique.

Félicitations pour vos beaux programmes, monsieur Brière.

TONY - Tony Tomassi, c'est ce que la politique a de pire à offrir. Évoquer le racisme supposé de ses détracteurs pour expliquer les permis de garderie distribués aux amis, c'était déjà obscène. Faire des achats avec la carte de crédit d'un bailleur de fonds du PLQ? C'est une forme de prostitution. La meilleure photo politique de 2010 met en scène le député de LaFontaine: les ministres libéraux qui applaudissent le pauvre Tomassi «persécuté» par Nicolas Girard, en Chambre, peu avant sa démission.

Le pire, c'est ça: la partisanerie aveugle qui les frappe, même devant une pomme pourrie.

ARIEL - Pour une chronique sur les péchés, autour de Pâques, j'ai choisi de parler d'onanisme. Avec le web, aujourd'hui, la porno n'est plus aussi bien cachée que jadis. Conversation avec Ariel Rebelle, une jeune femme qui vit de son art, en se déshabillant sur son site.

Moi, gêné: «C'est particulier. Ton travail sert à permettre à des gars de se branler.»

Ariel, pas gênée du tout: «C'est ma petite contribution à leur bonheur, dans un sens...»

Quelle époque.

CHANTAL - Chantal Lacroix, animatrice à TVA, croit que les tables peuvent bouger grâce à un homme qui parle aux fantômes.

C'est tout.

LUC - Luc Ferrandez, maire de l'arrondissement du Plateau, est un OVNI. Depuis que je l'ai qualifié ainsi, dans une chronique, à cause de ses prises de position bruyantes, il s'est mis à dos une partie de son Plateau avec des projets d'extraterrestre sur le stationnement. Je crains que certaines exagérations n'enterrent le fond de ses messages, souvent pragmatiques, sur l'étalement urbain. Le mal est peut-être même déjà fait.

MARC - Le cardinal Marc Ouellet avait le droit de dire que, même à la suite d'un viol, les femmes n'ont pas à se faire avorter. On a le droit de dire que c'est de l'extrémisme religieux. Il avait le droit de se faire une messe d'adieu quand il a été appelé à Rome. Le premier ministre du Québec, Jean Charest, aurait eu le droit d'invoquer un horaire trop chargé pour ne pas y assister. Il ne l'a pas fait. On a le droit de dire qu'il a fermé les yeux sur l'extrémisme religieux.

JEANNETTE - En 2005, un camion de déneigement a écrasé la fille de Jeannette Holman-Price, qui en est morte, et grièvement blessé son fils, qui gardera des séquelles permanentes. La mère a été traumatisée par la scène de l'accident. La Société de l'assurance automobile du Québec a prétexté des détails pour refuser de l'indemniser après son choc post-traumatique.

À l'automne, j'ai chroniqué sur le combat de cette mère, qui venait de gagner une autre bataille juridique contre la SAAQ.

Quand je lui ai parlé, elle s'attendait à ce que la SAAQ porte la cause devant la Cour suprême. La SAAQ, dans un surprenant accès de dignité, ne l'a pas fait.

Peace, Jeannette.

DANIEL - Au resto, il était là, légèrement hésitant dans son débit, mais vivant. Intensément vivant. Daniel Audet, en ce midi de juin, ne devait pas être là. Pour ma série sur le cancer, il m'a raconté sa lutte, son incroyable chance devant un cancer du cerveau. J'ai encore dîné avec lui à l'automne: il était toujours rayonnant, toujours vivant, toujours VP du Conseil du patronat.

Puis, il m'a écrit, récemment: «Le crabe est revenu, Pat.»

Je pense à Daniel et je cite de mémoire 5-FU, le récit de Pierre Gagnon sur sa propre lutte contre le cancer, un bout où un type l'aborde pour lui dire, tout simplement, parce qu'il n'y a pas autre chose à dire: «Félicitations pour votre combat, Monsieur.»

ISABELLE - Sujet vedette du congrès annuel de l'oncologie américaine, cette année: les soins palliatifs. On a fait des découvertes intrigantes sur l'importance des soins palliatifs pour la qualité de vie des malades. Et, bizarrement, sur l'espérance de vie, améliorée, de ceux qui y ont accès. Ce qui m'amène à Isabelle.

Je n'ai pas cité la Dre Isabelle Leblanc dans mes articles sur le cancer. C'est pourtant une de mes belles rencontres pour cette série. Un médecin hors normes: elle a fait son bac en littérature avant de décider de soigner le monde. Une belle tête. Médecin de famille, elle «fait» aussi du palliatif. On a parlé du suicide assisté, pour des malades condamnés par la médecine. J'oublie si elle est pour le suicide assisté. On s'en fout. Je me souviens surtout de ceci: «Tous les patients veulent parler d'euthanasie. Mais ils n'en parlent plus, pour la plupart, quand on arrive à soulager leurs douleurs.»

PHILIPPE, DENIS, CAROLINE, DOMINIQUE... - J'ai rencontré des tas d'oncologues pour cette série sur le cancer. La science, seul espoir quand le crabe nous ronge, c'est eux. Philippe Sauthier, chirurgien-oncologue: «Si vous voulez faire quelque chose, faites-le. Maintenant. On ne sait jamais ce qui arrivera demain. S'il y a un truc que j'ai appris en faisant ce métier, c'est ceci: la notion d'urgence de la vie.»

JUDE - Un soir de mai, une petite famille dans son sous-sol regarde le Canadien emmerder les Penguins dans le sixième match d'une série surprenante. La soirée est belle. L'été s'en vient.

Puis, boum! Sans crier gare, glissement de terrain. La maison finit sa course dans un cratère de boue et de débris. Quatre morts: les parents, Richard et Line. Les petites, Anaïs et Amélie.

La zone était pourtant à faible risque de glissement de terrain.

C'était à Saint-Jude, en Montérégie. Saint Jude est le patron de quelles causes? Eh oui, les causes désespérées. Jamais couvert de mort aussi absurde.

CLARA - Une petite bête blessée qui panse ses plaies. C'est ce à quoi ressemblait Clara quand je l'ai rencontrée dans l'animalerie de l'hôpital psychiatrique Louis-H.-LaFontaine. Ex-patiente, Clara, qui n'a pas 30 ans, est bénévole à l'animalerie. Prestataire du BS, elle se relevait d'une dépression. Ses demandes d'emploi restaient sans réponse, un silence comme un rejet, qui pesait une tonne dans son petit appartement.

Après avoir lu la chronique, quelqu'un lui a offert un job. Elle a commencé récemment, à temps partiel.

J'aurai servi à quelque chose, en 2010.